par Mikhail Kostylev
Depuis l’arrivée fracassante des études de genre sur la scène de
la recherche française, on ne compte plus les tribunes parues dans les
journaux pour les défendre – et rassurer le public.
Elles suivent toutes le même plan : Non, les Gender Studies ne sont pas une officine militante ! Mais bien une « catégorie utile d’analyse d’historique », un estimable « domaine de recherche pluridisciplinaire ».
Il y a trop de « fantasmes », d’« incompréhension » autour de nos
travaux. Évidemment, ce doute est suscité par des « extrémistes
conservateurs » (sic) 1.
Leur
empressement à se justifier devrait déjà donner à réfléchir : aucun
mathématicien n’a jamais senti le besoin de défendre le nature
apolitique de la géométrie ! Une vraie science s’impose d’elle-même, par
ses résultats ou sa rigueur : pas en qualifiant les sceptiques
d’« extrémistes ultraconservateurs »…
Mais ses partisans avancent parfois un autre argument : les Gender Studies,
disent-ils, sont une vraie discipline scientifique, car étudiée dans le
monde entier par des dizaines de milliers de chercheurs, faisant
l’objet de travaux de thèses, de débats, d’articles publié par de très
sérieuses revues…
Malheureusement, cet argument est lui aussi
sans valeur. L’Histoire montre qu’une idéologie puissante est capable de
se donner des apparences scientifiques pendant des décennies sans
cesser d’être des impostures intellectuelles : et il n’y a pas à
chercher bien loin dans le passé.
Le « communisme scientifique »
On se rappelle encore sans doute que du marxisme-léninisme comme de la doctrine officielle des pays communistes.
Mais on ignore trop souvent que le marxisme-léninisme revendiquait aussi le statut de science.
Son but était de construire une société nouvelle d’après les principes
« scientifiques » hérités de Marx, Engels et Lénine : le fameux
« matérialisme dialectique ».
Elle faisait plus que revendiquer : elle était
une science, institutionnelle et dotée de moyens conséquents. En 1975,
352 « Universités Marxistes-Léninistes » formaient plus de 330 000
étudiants : 8 000 thèses étaient soutenues. Plus de 600 publications
marxistes sortaient des presses, avec un tirage total 20 millions
d’exemplaire.
Et oui, comme en Gender Studies, on faisait de la recherche en marxisme-léninisme. On y évaluait des articles, organisait des colloques et des journées d’étude : tout l’appareil de la science sérieuse…
…
qui cachait en fait une vaste farce intellectuelle. De notoriété
publique, la « recherche » en marxisme-léninisme n’attirait que les
ratés des autres sciences sociales, ou les arrivistes soucieux de leur
future carrière au sein du Parti.
Le corpus, improbable mélange
de vieux textes marxistes et de platitudes officielles, n’avait aucun
rapport avec le communisme réel. La « recherche » consistait surtout à
discuter les concepts creux qu’il contenait pour justifier la ligne
idéologique du moment.
Cette ligne changeant souvent, la
discipline perdit progressivement toute cohérence. Le manuel officiel de
1964, réécrit dix fois, finit par se contredire de page en page… ce qui
n’empêcha pas le marxisme-léninisme de perdurer jusqu’à la chute de
l’URSS, avec ses professeurs, ses départements et ses revues à comité de
lecture. Preuve que ce n’est pas l’aspect institutionnel qui prouve
qu’on a affaire à de la vraie science, comme les spécialistes du gender voudraient nous le faire croire.
La science moderne, discipline et institution.
Comment
des institutions censées garantir l’objectivité des débats viennent à
admettre des pseudosciences idéologiques comme le marxisme-léninisme ?
La
meilleure réponse reste celle du logicien et philosophe Alexandre
Zinoviev. Dissident ayant décrit la réalité soviétique dans son livre
« Les Hauteurs béantes », il sera expulsé d’URSS en 1977.
Zinoviev
commence par rappeler que la science au XXème siècle n’est plus
l’affaire de quelques savants isolés, mais de grandes institutions
organisées.
N’oublions pas que la science est désormais un phénomène de masse, et qu’en perdant son caractère d’exception, elle est devenue l’apanage de millions d’hommes soumis à l’actions des lois générales du communautarisme
V. Zinoviev, (1980) Le communisme comme réalité
Zinoviev remarque que, finalement, dans un Institut soviétique –
et, sans doute, une université occidentale – très peu de gens s’occupent
directement de recherche scientifique2.
Les
chercheurs sont en minorité face au personnel technique et
administratif, mais aussi à leurs collègues occupés à d’autres tâches
(enseignement, coordination) qui ont peu ou n’ont plus de contact avec
la recherche proprement dite.
La « Science » est donc double : à
côté des quelques personnes qui la pratiquent toujours comme une
recherche de la vérité, y travaille une grande masse de cadres pour qui
elle est avant tout une institution, en concurrence avec d’autres
institutions au sein de la société.
Et les attitudes des deux
groupes s’opposent. L’esprit scientifique valorise la clarté, la rigueur
et le calme. Celui du second, préoccupé de prestige social, met en
avant les abstractions inutiles qui en imposent, le suivisme et la
recherche du sensationnel.
Zinoviev nomme cela « esprit anti-scientifique »… et il est clair pour lui qu’il écrase numériquement son adversaire.
Bientôt l’esprit antiscientifique prend le dessus, exactement comme ces mauvaises herbes qui étouffent les plantes qu’on oublie de sarcler. L’esprit scientifique se voit relégué au rang pitoyable d’esprit inférieur. On ne le supporte que dans la mesure où il peut servir d’alibi à l’esprit antiscientifique
Ibidem
On se trompe donc lourdement si on croit que
l’institution-Science promeut forcément l’esprit scientifique, qui
pourrait nous donner des armes contre l’idéologie : par conformisme
social, elle l’oblige même souvent à s’en faire le serviteur. Pour
gagner en légitimité, l’idéologie lui emprunte ses concepts dont elle
garde les noms (« matérialisme dialectique »), mais en leur enlevant
toute substance.
A la différence des notions de science (dont ils dérivent) , leurs doubles idéologiques sont vagues, ambigus, indémontrables et invérifiables. Du point de vue scientifique, ils sont absurdes. Et la société fait pression sur les gens pour [les] respecter.
ibidem
Zinoviev donne ici un critère clair pour différencier une vraie science sociale d’une idéologie déguisée.
Je suis parfaitement libre de critiquer les fondements de la sociologie ou de la psychologie, par exemple. Si ma critique est stupide, je passerai pour un idiot auprès des spécialistes. Si elle est fondée, ils seront poussés à en débattre : c’est ainsi que la science fonctionne.
Mais remettre en question une idéologie déguisée entraîne une réponse qui sort entièrement du cadre de la science : la différence est là. On refuse la possibilité même d’un débat (« Pourquoi donner la parole à un conservateur/droitier ? »). On ne me discute plus, on vous colle une étiquette « ultraconservateur/antiféministe/attitude antisoviétique» et on mène une campagne pour vous expulser de l’université…
Évidemment, en URSS, on allait parfois plus loin que la diffamation et l’expulsion – mais le marxisme-léninisme avait des moyens dont les tenants du gender ne disposent pas. Et dans leur zone d’influence – les universités et une partie des médias – ils reproduisent à l’identique les mêmes comportements : campagnes de harcèlement, « cancel culture », demande d’autocritique…
Et l’institution-Science, non content de les laisser faire, va parfois leur prêter la main. Groupe social complexe, aussi sujet aux tentations idéologiques que le reste de la société, elle n’hésite pas à faire pression sur ses membres pour qu’ils suivent le dernier faux progressisme à la mode.
Souvent, c’est du simple conformisme ( « Ne publie pas ça, on va avoir des problèmes »). Parfois, c’est laisser s’installer de véritables chapelles militantes qui débitent des contre-vérités sous couvert de « recherche ». Dans tous les cas, il va falloir apprendre à secouer l’institution, si on ne veut pas qu’elle tue l’esprit qu’elle est censée protéger.
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