70ème
anniversaire du programme du Conseil National de la Résistance
Nice le
12 avril 2014
France :
la ré-industrialisation pour un développement souverain et populaire
Bernard Conte
Enseignant – Chercheur
en économie
Université de Bordeaux –
Sciences Po Bordeaux
Comité Valmy
Introduction
Après la deuxième guerre
mondiale débutent les Trente glorieuses,
caractérisées par une croissance industrielle soutenue, par l’amélioration
continue du niveau de vie des salariés et par la densification de la classe
moyenne. C’est ce qu’on appelle le système fordiste caractérisé par la
production de masse, la consommation de masse et l’État-providence. Les Trente glorieuses ont scellé un
compromis (une « alliance ») temporaire entre la classe moyenne,
essentiellement salariée, et le capital industriel. La coïncidence géographique
de la production et de la consommation au Nord engendrait un cercle vertueux
conduisant à un développement relativement autocentré.
La
crise du fordisme dans sa version initiale (crise de productivité ou baisse
tendancielle du taux de profit) a provoqué l’adaptation du système capitaliste
qui s’est financiarisé et mondialisé, réaménageant à son profit, le système
fordiste dans une dynamique portée par les thèses néolibérales magnifiant
l’individualisme, le laisser-faire et le laisser passer. Le système fordiste
est restructuré, les zones géographiques de production et de consommation sont
dissociées par la délocalisation des productions vers les pays à bas coûts
(salaire direct et indirect, fiscalité, écologie…) et le maintien de la
consommation de masse en Occident s’opère par un recours massif au crédit.
Le virage, amorcé par Richard Nixon dès 1971, a
été réalisé à la fin des années 1970. La nouvelle configuration du capitalisme
financiarisé implique le libre-échange, la libre circulation des biens, des
services et des capitaux. L’exploitation se mondialise, sous prétexte de
compétitivité, la mise en concurrence des travailleurs, portée par les théories
néolibérales touche l’ensemble de la planète.
On connaît les ravages des politiques néolibérales qui
visent à étendre la Tiers-Mondialisation à la planète entière, en globalisant la structure sociale fortement dualisée des pays les plus
pauvres. C’est la polarisation riches-pauvres de l’ensemble des sociétés qui
implique l’euthanasie des classes moyennes[1].
La dynamique néolibérale s’est progressivement emballée provoquant des crises récurrentes de plus en
plus graves… Malgré cela, la solution retenue a été d’intensifier le
néolibéralisme et, pour l’imposer, l’économique et le social ont été
graduellement déconnectés du politique, la démocratie est devenue virtuelle, le
pouvoir étant remis aux « élites » vassales des
« saigneurs », aux experts et aux juges.
La
crise actuelle, à la profondeur inédite, semble réveiller les consciences en
suscitant des réactions de remise en cause et d’opposition. Mais, pour être
efficace, ce mouvement doit prendre de l’ampleur autour d’un projet alternatif
fédérateur crédible. La mise en œuvre d’un tel projet ne pourra, au moins dans
un premier temps, se faire dans un cadre institutionnel et géographique trop vaste
en raison des divergences d’intérêt, de culture… et des relations multiples et
imbriquées de domination et de dépendance. De plus, un tel projet nécessite que
les forces centrifuges caractéristiques de la mondialisation actuelle cèdent le
pas aux forces centripètes. En d’autres termes, l’extraversion outrancière des
territoires génératrice d’exploitation, de dépendance, d’appauvrissement
généralisé doit céder la place à un développement plus introverti permettant
l’auto-centrage pour réduire la dépendance, pour mobiliser les forces propres,
pour définir et bâtir un projet collectif de développement souverain et populaire d’abord
sur une base nationale.
Le retour à une base nationale n’est pas un repli
autarcique, pour la France notamment, il se justifie car la mise en œuvre d’un
projet alternatif au néolibéralisme implique la déconnexion, au moins
temporaire, d’avec le système de la mondialisation imposée par la finance
internationale apatride. Or, cette déconnexion - démondialisation apparait aujourd’hui
largement utopique dans un cadre plus vaste que la nation et impossible au sein
de l’Union européenne.
Comme
ce fut le cas maintes fois par le passé, la France devra jouer un rôle moteur
en initiant une démarche qui s’apparente à celle du Conseil National de la
Résistance (CNR) en 1944. Si l’horizon en termes de bien-être du nouveau projet
s’apparente à celui du CNR, il n’en demeure pas moins que les conditions
historiques actuelles sont profondément différentes. Il en résulte que les voies
et moyens pour atteindre l’horizon recherché devront être au minimum adaptées
et plus vraisemblablement repensées.
Dans
le cadre de la réalisation du projet de développement souverain et populaire,
la ré-industrialisation de notre pays s’impose. Mais, un simple retournement du sablier vers le fordisme de la
production et de la consommation de masse des Trente glorieuses est impossible, ne serait-ce que pour des raisons
écologiques. Il faut réorienter, de façon radicale, le processus de développement.
Après
une brève description de la situation socio-économique actuelle de la France,
je dégagerai quelques problématiques majeures et je proposerai quelques pistes
de réflexion à propos de la ré-industrialisation de la France dans le cadre
d’un développement souverain et populaire.
La France en voie de sous-développement
J’affirme
depuis plusieurs années que la France se Tiers-Mondialise car elle est en voie
de sous-développement. De façon progressive, notre pays en vient à présenter
des caractéristiques économiques, sociales… qui se rapprochent de celles des
pays que l’on qualifiait dans les années 1950-60 de sous-développés : un
niveau de développement faible, un taux de pauvreté important, un chômage
permanent, la dépendance externe, un faible niveau industrialisation, échanges extérieurs
déséquilibrés[2]…
Le déclin dans le développement humain
Une
référence à l’indice du développement humain (IDH) du PNUD le montre
clairement. En effet, en 1995, la France se
situait au 2ème rang du classement des pays selon l’IDH, derrière le Canada et,
en 2012 notre pays se retrouve au 20ème rang.
La France a perdu 18
places au sein du classement mondial, ce qui représente quasiment un recul d'un
rang tous les ans. « Si la
tendance se poursuit on peut craindre que notre pays se retrouve au 60ème rang
du classement selon l'IDH en 2052, c'est à dire au niveau du Panama, juste
après Cuba et avant le Mexique » [3].
La pauvreté s’étend et s’approfondit
« La misère persiste en France » titre l’Observatoire des inégalités, en
octobre 2013. On compte « 2
millions de personnes vivant avec moins de 656 € par mois, 3,6 millions de
mal-logés et 3,5 millions de bénéficiaires de l’aide alimentaire[4] ».
Le nombre de pauvres est en croissance constante. Par exemple, le nombre de
bénéficiaires du revenu de solidarité active (Rsa), versé par les caisses
d’allocations familiales (Caf) s’est accru « de 7,2% entre fin 2012 et fin
2013 »[5]
et le nombre de bénéficiaires « aurait connu une nette accélération au
cours du dernier trimestre 2013[6] ».
« En France, plus de 9
millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté dont 4 millions
viennent chercher de l’aide auprès des associations d’aide alimentaire, parmi
lesquelles les Restos du Cœur[7] ».
La paupérisation de la population est fortement corrélée
à la montée du chômage.
La montée du chômage au caractère permanent
Malgré
les manipulations statistiques, le chômage en France est un chômage de masse
qui présente un caractère permanent. Cette situation a été constatée dans les
pays du Sud où le chômage « officiel » se double, selon les
économistes du développement d’un chômage « déguisé[8] »,
notamment dans le secteur agricole car les agents ne travaillent pas à plein
temps.
En
France, le taux officiel de chômage devrait atteindre de 11%[9]
de la population active en 2014. Pour certains le taux réel se situerait autour
de 20%. A l’instar des pays du Sud, le chômage des jeunes est élevé (25%
environ) et en croissance continue. Le chômage déguisé est notamment constitué
par l’ensemble des emplois aidés : contrat d’Avenir ou de Génération,
par exemple.
La
situation de l’emploi connaît une dérive qui l’oriente vers la
Tiers-Mondialisation comme le révèle aussi notre commerce extérieur.
Le commerce extérieur Tiers-Mondialisé de la France
À
l’instar de nombreux pays du Sud, le commerce extérieur de la France présente
un déficit quasi permanent, tandis que la structure des échanges est
déséquilibrée avec une montée en puissance des exportations de produits à
faible valeur ajoutée et des importations à plus forte valeur ajoutée.
S’il
est vrai que « depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la France n’a
pas de tradition d’excédent commercial fort, elle a connu une courte décennie
de balance commerciale très positive, entre 1993 et 2001. Cet atout économique
a disparu au tournant du siècle, et notre pays affiche désormais un déficit
record au sein de la zone euro, qui ne repose pas sur une explosion des
importations mais, en dernière analyse, d’une faiblesse inquiétante de nos
exportations[10] ».
En 2005, les exportations s’élevaient à 360 milliards d’euros, les importations
à 384 milliards, dégageant une balance
commerciale négative de 24 milliards. Pour 2013, les montants sont les
suivants : exportations 436 milliards, importations 497 milliards, déficit
de la balance commerciale : 61 milliards[11].
Le déséquilibre profond du commerce extérieur français peut être rapproché de
ceux qui caractérisent la majorité des pays du Sud.
Dans
les années 1950-60, des économistes du développement ont montré qu’une des
causes du sous-développement des pays du Sud était liée à leur commerce extérieur
qui se caractérisait par l’exportation de produits primaires (à faible valeur
ajoutée) et à l’importation de produits manufacturés (à plus forte valeur
ajoutée), ce qui constituait un « échange inégal[12] »
appauvrissant le Sud au profit du Nord, industrialisé à l’époque.
En France, même s’il existe encore quelques filières
d’excellence largement médiatisées (aéronautique, pharmacie…), la tendance est
à la Tiers-Mondialisation de la structure des échanges extérieurs. La filière
bois est un bon exemple. « La France dispose de la 3ème forêt d’Europe, derrière la
Suède et la Finlande : 16 millions d’hectares boisés, soit environ 28% du
territoire métropolitain… Chênes et hêtres s’exportent aussi massivement vers
la Chine, très gourmande en bois. Les ventes à destination de Pékin ont doublé
en 2011. Problème : la matière première s’en va par conteneurs entiers, et
revient sous forme de produits manufacturés, bien plus chers[13] ».
La Fédération nationale du bois (FNB)
s’insurge contre cette situation en dénonçant l’absence de taxe européenne à
l’importation. « Sciages,
parquets et meubles nous reviennent d’Asie à des prix défiant toute
concurrence ! Alors même que la Chine taxe chez elle les parquets importés
à hauteur de 20% et les meubles à hauteur de 100% ! ». Laurent Denormandie, président de la FNB, dénonce
la prédation de la rente forestière : « Ils se servent d’autant plus
volontiers chez nous que les taxes à l’export y sont... nulles ! »[14].
Cet exemple illustre le déséquilibre
structurel des échanges de la France qui brade ses rentes (ses richesses
naturelles) à l’étranger pour les réimporter sous forme de produits transformés
à plus forte valeur ajoutée et dont la production dans les pays originaires
crée de l’emploi et de la richesse. Il s’agit bien d’une structure des échanges
extérieurs de type pays du Tiers Monde. Cette situation résulte, dans une large
mesure, de la désindustrialisation de notre pays.
La désindustrialisation
Une
des caractéristiques des pays sous-développés est leur faible niveau d’industrialisation.
Comme beaucoup de pays développés, la France se désindustrialise. Ce phénomène
se caractérise par « trois transformations
concomitantes : un recul de l’emploi industriel (l’industrie a perdu 36 % de
ses effectifs entre 1980 et 2007, soit 1,9 million d’emplois ou encore 71 000
par an), un recul de la contribution de ce secteur au PIB (le poids de
l’industrie dans le PIB en valeur est passé de 24 % à 14 % entre 1980 et 2007)
et une forte croissance du secteur des services marchands[15] ».
« Fait particulièrement révélateur de la
désindustrialisation accélérée de la France : en 2009, le secteur des « activités
d'art, spectacles et récréatives», qui appartient au tertiaire résidentiel,
embauchait plus d'actifs que l'ensemble de l'industrie automobile,
constructeurs et équipementiers réunis: soit 380 000 personnes contre 244 000[16] ».
Parmi les causes de la désindustrialisation de la France,
la mondialisation et l’intégration européenne néolibérales occupent une place
de choix.
L’impact de la mondialisation et de l’intégration européenne
néolibérales
Il est inutile de rappeler les effets du néolibéralisme
et de la mise en concurrence des hommes, des territoires et des institutions
sur les délocalisations industrielles.
Par contre, il faut revenir sur l’impact de la
construction européenne ordolibérale sur la désindustrialisation française. Sur la période 1995 – 2013, la croissance
de l’industrie manufacturière a été de – 6,5% pour la France et de + 41,1 %
pour l’Allemagne[17].
C’est une évolution bien divergente qui suggère que l’Allemagne, puissance
dominante en Europe, s’industrialise aux dépens de ses partenaires.
Cette
dynamique avait été dénoncée dès 1956-1957 par Jean Duret[18] : « L'enjeu est énorme : le Marché commun conduit
infailliblement, à plus ou moins brève échéance, à la disparition des
souverainetés nationales, à la création d’un super-État européen, réduisant à
sa plus simple expression tout ce qui pourrait subsister d'individuel, de politiquement
et économiquement indépendant chez les membres de la Communauté. Ce super-État
sera dominé par le pôle d’activité économique le plus puissant : la
Ruhr ; par la puissance la plus énergique et la plus dynamique :
l’Allemagne de l’Ouest. [...] Pour la France, la réalisation du Marché commun
c'est l'acceptation de l'hégémonie allemande. Son industrie ne pouvant lutter
contre la concurrence d'outre-Rhin tombera sous la coupe des konzerns de la
Ruhr[19] ».
Pour
les américains, l’objectif de la construction européenne était (et est encore)
de constituer l’Allemagne comme relais de leur impérialisme sur l’Europe. « En
poussant à la création du Marché commun, les dirigeants américains poursuivent
des objectifs dont ils ne se laisseront point détourner. Ils veulent amalgamer
les six États du Vieux Continent, conférer la direction économique et politique
à l'Allemagne, braquer ce bloc contre les pays de l’Europe de l'Est et le «
danger communiste de l'intérieur ». Ils veulent favoriser les investissements
directs des capitaux privés américains qui pourraient se placer dans les
régions les plus favorables et disposeraient ainsi d’un immense marché. Ils n’ont
nullement l'intention de jouer aux apprentis sorciers, de permettre aux États
européens de se libérer de l’emprise du dollar, de se créer eux-mêmes des
concurrents ou des rivaux[20] ».
La succession
des évènements depuis le Traité de Rome confirme les prédictions de Jean Duret et montre que la France est de plus
en plus en situation de « dépendance ».
La France en situation de « dépendance »
Selon les théoriciens de la dépendance (Samir Amin, André Gunder Frank[21]…),
le développement du centre impérialiste s’opère par le biais de l’exploitation
de sa périphérie à travers « une chaîne hiérarchisée d’expropriation /
appropriation des surplus économiques
reliant « le monde capitaliste
et les métropoles nationales aux centres régionaux (...), et, de là, aux centres locaux[22] ».
Le centre mondial, au sommet de la pyramide, est
l’origine de liens de domination vers les niveaux inférieurs qui sont tous
concernés, à la fois, par des relations dominants-dominés. Tout au long de la
chaîne, l’exploitation est permise par les liens de dépendance qui prend
différentes formes : commerciale,
financière, technologique, culturelle, sociale, politique, etc.
En
ce sens, on peut affirmer que la France se trouve en situation de dépendance
vis-à-vis des Etats-Unis et de leur relais impérialiste européen qu’est
l’Allemagne[23].
Sortir de cette dépendance est une condition nécessaire à un développement
souverain de notre pays. La crise finale du système fordiste permettra peut-être
les conditions de ladite sortie.
La crise ultime du
fordisme
La crise globale
actuelle est l’aboutissement inéluctable de la crise du fordisme, dont les
prémices sont apparues dès la fin des années 1960, et qui s’est brusquement
matérialisée à partir du premier choc pétrolier de 1973. Le fordisme repose sur
le couplage de la consommation de masse et de la production de masse. Pour
dépasser la crise de la baisse des profits, le système capitaliste a évolué en
procédant au découplage géographique de la production et de la consommation.
La délocalisation des
productions, vers des zones à bas salaires, permettant de réduire les coûts et
de rehausser les profits. Mais cette mutation a brisé le fragile équilibre du
système en transférant une part croissante de la valeur ajoutée du facteur
travail vers le capital.
Ainsi, dans les zones
géographiques de consommation de masse, du fait de la réduction (ou de la
moindre augmentation) du pouvoir d’achat, la demande ne pouvait que se réduire,
amorçant une crise de surproduction. Cette tendance a été contrecarrée par un
développement exponentiel du crédit. C’est sur la base d’un endettement
« fuite en avant » suicidaire que la croissance a pu être maintenue
jusqu’à l’implosion récente qui marque les limites extrêmes du fordisme.
Le système fordiste
agonise, il est temps d’en profiter pour mettre en œuvre un développement
souverain et populaire pour la France.
Un développement souverain et populaire
La condition première
d’un développement souverain et populaire est la réduction drastique (voire la
suppression) des liens de dépendance inhérents au système actuel. Pour ce
faire, il s’agit d’organiser la déconnexion d’avec
ledit système qui, vraisemblablement dans les conditions présentes, ne pourra
s’opérer initialement que sur une base nationale. La première démarche
sera de supprimer la domination de la finance et l’appareil de contrainte qui lui est associé.
Il est aussi possible de s’inspirer, en les adaptant
au contexte présent, des propositions des économistes du développement.
Néanmoins, il ne faut pas croire que le système fordiste peut être restauré
dans sa version initiale. C’est pour cela qu’il faut inventer autre chose.
Le fordisme ne peut renaître
Pour amorcer un retour à
« l’âge d’or » des Trente glorieuses, d’aucuns proposent simplement
de retourner le sablier. Ils veulent re-coupler les zones géographiques de
production et de consommation. Au Nord, il s’agit de dé-mondialiser, de
relocaliser les productions, sur une base communautaire (Europe) ou nationale,
de revenir sur le partage de la valeur ajoutée… Il faut, notamment grâce au
protectionnisme, organiser le retour à la « pureté » du fordisme
initial en autocentrant la croissance sur le marché intérieur.
Après les Trente
glorieuses des financiers, les nouveaux « sauveurs » du
capitalisme souhaitent redémarrer une période de Trente glorieuses des
salariés. L’idée sous-jacente est celle de l’existence de cycles
économiques d’expansion –contraction, de mondialisation – démondialisation. Le
débat entre les néolibéraux et les néo-keynésiens semble principalement porter
sur le partage de la valeur ajoutée : plus ou moins pour les salaires et
plus ou moins pour les profits. En fait, il suffirait de repositionner le
curseur pour résoudre la crise.
Cet
éventuel retour au fordisme soulève un certain nombre de questions notamment
liées à l’écologie, aux ressources naturelles… car les conditions actuelles
diffèrent de celles d’après-guerre.
S’il est évident qu’il
faille privilégier le retour à un développement plus autocentré, il convient de
s’interroger sur le contenu du processus. À ce propos, les enseignements des
pionniers de la pensée du développement peuvent nourrir la réflexion.
Les économistes du développement comme source
d’inspiration
Certains
économistes du développement prônent le développementalisme (desarollismo). Le modèle le plus abouti
est certainement celui proposé par Celso Furtado
(1970). « Il comprend : (i) l’élargissement du
marché intérieur auquel doivent contribuer, de façon décisive, une
redistribution du revenu et une réforme agraire ; (ii) la constitution de
marchés communs régionaux ; (iii) la mise en place d’un système de protection
(droits d’entrée et restrictions quantitatives) pour filtrer les importations
en fonction des besoins prioritaires de l’industrialisation ; (iv) l’ouverture
sélective à l’investissement étranger et des mesures pour limiter les
rapatriements de bénéfices ; (v) l’incitation à l’investissement (par des taux d’intérêt faibles)[24] ».
Le
problème est que ce modèle ne remet pas en cause le système existant, il vise à
s’y insérer en essayant simplement, par l’acquisition d’un degré plus important
d’autonomie et de capacité de marchandage, d’accélérer la croissance pour
rattraper les pays centraux.
En
fait, le concept de déconnexion que l’on doit à Samir Amin apparaît plus adapté. « Le concept de
déconnexion, c’est le contraire du concept d’ajustement structurel tel qu’il
est entendu par la Banque Mondiale entre autres. […] ce que le capitalisme,
comme système mondial, impose c’est un ajustement structurel permanent des
périphéries qu’il construit, une soumission permanente et renouvelée aux
exigences du développement du centre. Or nous avons besoin du contraire de cet
ajustement structurel permanent. Nous avons besoin de déconnecter, c’est à dire
de contraindre le système, lui, à s’ajuster à des transformations internes et à
ce qu’elles impliquent dans le domaine économique et dans les autres domaines
de la vie sociale. Nous devons contraindre le système à s’ajuster aux exigences
de notre développement, dans un sens progressiste entendu au sens large du
terme[25] ».
La déconnexion n’est pas l’autarcie, elle est une
lutte pour imposer les exigences d’un développement souverain et populaire. Ledit
développement passe par une forme de ré-industrialisation.
La ré-industrialisation
La délocalisation
de notre industrie a entrainé la délocalisation de notre croissance et, toutes
choses étant égales par ailleurs, il s’avère que nous devrons tôt ou tard,
produire une plus grande part des biens que nous consommons pour lutter contre
le chômage, sauver nos régimes de protection sociale et rééquilibrer notre
balance commerciale.
La
ré-industrialisation de la France s’impose, évidemment il faudra définir le
type d’industries à réimplanter et à développer. Les contraintes actuelles et à
venir nous obligeront à opérer des choix.
Dans tous
les cas, la ré-industrialisation implique le rétablissement d’une concurrence
loyale, compatible avec nos choix sociétaux, définis démocratiquement et non
pas imposés par l’extérieur.
Pour ce
faire, une certaine forme de protectionnisme s’impose.
Le protectionnisme « éducateur »
Le protectionnisme vise,
dans un premier temps à lutter contre toutes les formes de dumping (fiscal,
social, monétaire,
environnemental,…) afin d’assurer les conditions d’une concurrence loyale qui
ne soit pas soumise à la règle du moins disant.
Le protectionnisme
envisagé n’est pas un repli sur soi, n’est pas du nationalisme agressif, ni de l’isolationnisme. Il se propose de
développer le commerce et les échanges sur le principe du respect d’une
concurrence loyale. Il s’agit d’un protectionnisme « souple » et
« mesuré » prévoyant des droits d’entrée variables portant sur
certains types de produits jugés sensibles.
Ce
protectionnisme s’inspire aussi, d’une certaine manière, du
« protectionnisme éducateur[26] »
de Friedrich List dans la mesure
où il doit permettre d’asseoir un nouveau mode d’industrialisation à l’abri des
turbulences internationales.
Le secteur industriel sera
tourné vers la satisfaction prioritaire des besoins essentiels déterminés démocratiquement
par la population. Il devra aussi assurer la sécurité de l’approvisionnement du
marché intérieur.
La satisfaction des besoins essentiels
La satisfaction des besoins
essentiels correspond à l’objectif fixé par François Perroux au processus de développement : « assurer
la couverture des coûts de l’homme[27] », objectif qui sera, par la suite, repris et complété
par d’Amartya Sen[28].
«
Dans un ensemble humain, les coûts de l’homme se répartissent
opérationnellement en trois groupes. Ce sont : 1° Ceux qui empêchent les êtres
humains de mourir (lutte contre la mortalité dans le travail professionnel et
hors des limites de ce travail ; 2° Ceux qui permettent à tous les êtres
humains une vie physique et mentale minima (activités de préventions
hygiéniques, de soins médicaux, de secours invalidité, vieillesse, chômage) ; 3°
Ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie spécifiquement humaine,
c’est-à-dire caractérisée par un minimum de connaissances et un minimum de
loisirs (essentiellement : coûts d’instruction élémentaire, coût de loisir
minimum)[29]
».
L’orientation
de la production vers la satisfaction prioritaire des besoins essentiels
implique une réorientation de la consommation pour en finir avec la
surconsommation.
Le problème de la surconsommation
Depuis
la fin de la deuxième guerre mondiale, le système capitaliste repose sur la
surconsommation nécessaire à sa survie, tout en laissant de nombreux besoins
« essentiels » insatisfaits pour une grande partie de l’humanité.
Nous sommes otages de la consommation « forcée » du fait de la
filière « inversée » qu’il est primordial de redresser.
Otages de la
consommation
En France, chaque foyer
a dépensé, en moyenne, 538 € à Noël 2013. Pour acheter notamment 4,3 millions
de smartphones et tablettes numériques
(dont un million de tablettes pour
enfants).
Avec les autres gadgets (télé, ordinateur, consoles de jeu, appareil photo,
baladeur), Sony, Apple, Nintendo, Samsung et leurs complices ont réalisé
environ deux milliards d’euros de chiffre d’affaires juste pour Noël. Cette
surconsommation apparaît orgiaque c’est-à-dire liée aux festivités ou
simplement routinière, par exemple le shopping du samedi. Dans tous les cas, la
surconsommation est largement « forcée ».
Une surconsommation « forcée »
La publicité omniprésente manipule les esprits et crée le
besoin en faisant la
promotion de la nouveauté, de l’éphémère, du factice et du clinquant. Par
ailleurs, l’ouverture progressive de tous les commerces le dimanche, puis à
toute heure du jour et de la nuit, renforce les opportunités de
surconsommation. De plus, le jeu de l’effet de « démonstration », la
pression sociale… obligent même, à terme, la grande majorité des réfractaires à
consommer. Enfin, la frénésie consommatrice est entretenue par le phénomène de l’obsolescence
programmée. En fait, ce n’est plus la demande qui suscite l’offre, mais c’est l’offre
qui « force » la création de sa propre demande (la loi de Say ne
serait plus « naturelle », mais imposée).
La filière inversée
En 1958,
dans L’ère de l’opulence, John Kenneth Galbraith proposait une thèse
révolutionnaire, celle de la filière inversée. Il affirmait que la société
industrielle avait changé fondamentalement l’équation économique. Dorénavant, ce sont les entreprises qui imposent des produits aux
consommateurs et non l’inverse. « La nouvelle mission de l’entreprise est de créer les besoins
qu’elle cherche à satisfaire ». La dynamique de la filière inversée apparaît
comme essentielle dans la dérive consumériste. La réorientation du
développement implique un redressement de la filière inversée.
Redresser la filière
inversée pour sortir du consumérisme
La
redéfinition des besoins doit permettre de redresser la filière inversée pour
que l’industrie réponde à la sollicitation de la demande plutôt que de susciter
une demande pour les biens qu’elle fabrique. D’une part, le système
socio-économique tout entier doit être organisé pour la satisfaction prioritaire
des besoins essentiels ou fondamentaux. Il s’agit d’une rupture profonde avec la
logique consumériste du capitalisme. D’autre
part, il doit aussi assurer un certain degré d’autonomie dans la satisfaction
des besoins de la population par une dépendance moindre vis-à-vis de
l’approvisionnement extérieur.
La
sécurité dans la satisfaction des besoins
La
recherche permanente de la maximisation du profit a conduit les entreprises
multinationales à disperser géographiquement les opérations de production, si
bien qu’il suffit qu’un élément de la chaine se grippe pour que
l’approvisionnement s’interrompe avec, parfois, des conséquences dramatiques.
C’est notamment le cas dans le domaine pharmaceutique
où « la
mondialisation et la complexité croissante des circuits de fabrication sont un
élément de fragilité important » accroissant les risques de ruptures
d’approvisionnement.
« Depuis 2006, les professionnels de
la santé constatent une hausse importante du nombre de ruptures
d’approvisionnement, ce qui conduit à des situations hautement problématiques,
d’autant plus quand le produit de remplacement est également en rupture ou le
devient rapidement »,
constatait déjà fin 2012 le conseil de l’ordre des pharmaciens[30].
Dans
le domaine de la santé comme dans d’autres domaines, la ré-industrialisation
sélective ne doit pas viser l’autosuffisance, qui est illusoire, mais la
sécurité de l’approvisionnement gage d’une moindre dépendance et d’un
développement souverain.
Conclusion
La mise en œuvre, en France dans un premier temps, d’un
nouveau type de développement souverain et populaire implique la définition
d’un projet national, comme l’ont fait, d’une certaine manière, les membres du
CNR, il y a 70 ans. Dans le contexte actuel, ledit projet doit se situer en
rupture avec le capitalisme financiarisé actuel.
L’objectif
est le bien commun et l’intérêt général. Pour l’atteindre, il faut déterminer
de façon démocratique les besoins essentiels de l’ensemble de la population qui
doivent être prioritairement satisfaits par un ajustement structurel de la
production et de la société en général. Il se pourrait que lors du processus
d’ajustement le pouvoir d’achat, en termes de consommation
« forcée », se trouve réduit au profit d’un surcroît de consommation
de biens collectifs (éducation, santé…).
La
question importante à laquelle il faudra répondre, sans doute dans un prochain
article, est la place et le rôle que doivent jouer les différents acteurs dans
le processus de définition et de mise en œuvre du nouveau type de
développement.
La
France doit être le laboratoire de la fin du néolibéralisme et de la mise en
place d’un nouveau mode de développement. Il est évident que la transition se
heurtera à des résistances de la part de tous ceux qui profitent du système
dans sa forme actuelle. Vaincre ces résistances ne se fera probablement pas
sans violence.
Bibliographie
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SEN A., Ethique
et Economie, Paris, PUF, 1993.
Notes
[23] Bernard Conte,
« « L’Allemagne paiera ! » ou l’Europe implosera »,
Agoravox, 3/05/2010, http://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/l-allemagne-paiera-ou-l-europe-74410
[1] Le phénomène de laminage des classes
moyennes est diversement décrit : « classes moyennes à la
dérive », « déclassement », « prolétarisation des classes
moyennes »…
[2] « L’insuffisance
alimentaire, les faiblesses de
l’agriculture, la faiblesse du revenu national moyen et des niveaux de vie, une
industrialisation réduite, une situation de subordination économique, un
secteur commercial hypertrophié, l’importance du sous-emploi, la faiblesse du
niveau d’instruction, un état sanitaire défectueux… », Yves Lacoste, Les pays sous-développés, Paris, PUF, 1963. pp. 7-27. Voir
également, G. Cazes et J. Domingo, Critères du sous développement, Paris, Bréal, 1984.
[3] Bernard Conte,
« La France se Tiers-mondialise ? », Agoravox, 18 mars 2013, http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/la-france-se-tiers-mondialise-132575
17 octobre
2013.
[5]
RSA conjoncture, n°5 mars 2014, http://www.caf.fr/sites/default/files/cnaf/Documents/Dser/rsa%20conjoncture/Rsa%20Conjoncture%20n%C2%B0%205.pdf
[7] Le
Matin, « La famine touche l’Europe », 05/12/2013, http://www.lematin.ch/monde/La-famine-touche-l-Europe/story/20202354/print.html
[8] Étudiant les pays sous-développés, Rosenstein-Rodan
a qualifié de chômage déguisé la situation de sous-emploi dans l’agriculture
traditionnelle, un chômage occulte qui
se masque derrière des activités de rendement faible, voire négligeable.
[10] Assemblée Nationale, Les
faiblesses et défis du commerce extérieur français, Rapport d’information, n° 4005, 23
novembre 2011.
[11] Aperçu
du commerce extérieur de la France (données de référence : Février 2014), http://lekiosque.finances.gouv.fr/APPCHIFFRE/Etudes/tableaux/apercu.pdf
[12] La thèse de l’échange inégal (A.
Emmanuel, L’échange inégal, Paris
Maspéro, 1969) a été précédée par celle de la détérioration des termes de
l’échange (DTE) que l’on doit à H. Singer et R. Prebish.
[13] Nolwenn Weiler,
« Les forêts françaises nouvel eldorado industriel ? »,
24/09/2012, http://www.bastamag.net/Les-forets-francaises-nouvel
[15] Lilas Demmou,
La désindustrialisation de la France,
Document de travail de la DG Trésor, Numéro 2010/01 –
Juin 2010, p.4. https://www.tresor.economie.gouv.fr/file/326045
[16] « Trente ans de
désindustrialisation accélérée de la France, Le Figaro, 00/01/2014, http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2014/01/09/20002-20140109ARTFIG00287-trente-ans-de-desindustrialisation-acceleree-de-la-france.php
[17] Pour mémoire sur la même période les
performances ont été de – 10,8% pour l’Espagne et de – 18,8% pour l’Italie. Eric Dor, The launch of the euro brought about an
impressive decrease of manufacturing production in France and huge losses of
market shares, Lille, IESEG
School of Management, 2013, p.5 http://www.ieseg.fr/wp-content/uploads/2013-ECO-07_Dor.pdf
[18] Directeur du Centre d'études économiques de la Confédération générale du
travail (CGT) et membre du Conseil économique français, a écrit sur
l'Europe avant la signature du Traité de Rome, en 1956 - 1957.
[19]
Jean Duret, Que signifie le Marché commun dans
une Europe capitaliste ? (Juillet 1956), http://www.cvce.eu/content/publication/2006/9/12/5285eec7-a7ee-4bb3-a905-0d1504f2ba38/publishable_fr.pdf
[22] Rémy Herrera, « Les
théories du système mondial capitaliste », http://matisse.univ-paris1.fr/doc2/mse076.pdf
[23] Bernard Conte,
« « L’Allemagne paiera ! » ou l’Europe implosera »,
Agoravox, 3/05/2010, http://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/l-allemagne-paiera-ou-l-europe-74410
[24]
Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, (2ème édition),
Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2013.
[25] Interview de Samir Amin par Yves Berthelot, Paris, le
30 avril 2002, http://communweb.com/samir-amin/rub4fr/3interviewsaparyb.pdf
[27] CF. François Perroux, L’économie du
XXe siècle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1961.
[30] Chloé Hecketsweiler et Pascale Santi, « Médicaments :
épidémie de pénuries », Le Monde
science et techno, 25/11/2013, http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/11/25/medicaments-epidemie-de-penuries_3519997_1650684.html
Analyse intéressante, mais au vu de ces propositions la condition préalable impérative est la sortie de l'U.E., de l'euro et de l'O.T.A.N.. Soit la première étape du programme de l'Union Populaire Républicaine. La soutenez-vous ? Appelez-vous à voter pour elle demain (25 mai 2014) ?
RépondreSupprimerLa protection des inventeurs est prioritaire.
RépondreSupprimerPour cela, il faut changer le système qui autorise nos magistrats à rendre des décisions seuls, sans contrôle, dans le domaine de la propriété industrielle et plus spécifiquement sur le statut de l'inventeur salarié.