■ Daniel BERNABÉ
LE PIÈGE IDENTITAIRE
L’effacement de la question sociale
Traduit de l’espagnol par Patrick Marcolini
avec l’aide de Victoria Goicovich
L’Échappée, 2022, 320 p.
Dans l’excellent avant-propos du livre signé Patrick Marcolini, le
lecteur découvre cette étonnante confidence par laquelle Daniel Bernabé,
auteur du Piège identitaire, répond aux critiques d’un
économiste patenté – et accessoirement ministre du gouvernement espagnol
– au sujet de possibles faiblesses théoriques de son livre. Plutôt que
de ferrailler sur le terrain marécageux des arguties, Bernabé se rabat
sur le nerf de sa démarche : non, il n’a pas rédigé de « thèse
universitaire » censée rivaliser avec la production de quelques
mandarins émérites mais « un essai politique qui veut s’adresser au plus
grand nombre ». On imagine la grimace, sarcastique et dédaigneuse, d’un
détenteur de chaire universitaire devant un coming out aussi grossièrement « populiste ». Surtout quand Daniel Bernabé enfonce ce clou – jubilatoire – que nous reproduisons in extenso :
« Je n’ai pas un petit bureau au calme à l’université pour me consacrer
à la recherche académique. Je suis un travailleur culturel précaire, ce
qui signifie que pendant que j’écris mes livres à un rythme infernal,
je suis aussi obligé de faire bouillir la marmite avec des articles et
des reportages. Je n’ai ni le temps ni les moyens de passer quinze
jours, comme le ferait un docteur en sciences sociales, à justifier le
moindre petit paragraphe avec une citation d’un auteur obscur. Les gens
comme moi doivent se contenter de suivre leur flair et d’écrire au fil
de la plume. C’est comme ça qu’on produit de la littérature de combat,
et pas autrement. » Ces moments de vérité où un auteur évoque les
circonstances matérielles lui permettant d’écrire sont suffisamment
rares pour être notés. Dans le cas présent, elles témoignent de
l’urgence manifeste d’une voix décidée à maintenir le fer d’une
« littérature de combat » dans le cœur du Léviathan économique. Et
surtout, à rebours des micros-récits fractionnant les résistances en
autant d’esquifs à la dérive, d’innerver ce lien vital entre luttes
actuelles et grands récits du passé où les opprimés ont redressé, tous
ensemble, l’échine et le poing. Citons le sociologue américain Vivek
Chibber dans un article à charge contre les théoriciens du
postcolonialisme : « Par quel artifice la mondialisation
n’impliquerait-elle pas une forme d’universalisation du monde ? Dès lors
que les pratiques qui se répandent partout peuvent légitimement être
décrites comme capitalistes, c’est bel et bien qu’elles sont devenues
universelles. Le capital avance et asservit une part de plus en plus
importante de la population. Ce faisant, il façonne un récit qui vaut
pour tous, une histoire universelle : celle du capital. [1] »
Une condition humaine non pas éparpillée sur les confettis d’un
archipel des douleurs mais appréhendée comme un tout menacé par un
régime cohérent de prédations planétaires.
Marché de la diversité
Que l’animal Bernabé affirme avoir suivi « son flair » pour rédiger Le Piège identitaire
laisse sourire. On devine la provocation, la posture du franc-tireur
éloigné de toute coterie de bien-assis. Qui a lu son livre sait
cependant que l’instinct de son auteur ne serait rien sans un cortex
patiemment élevé à l’abri d’une politisation désormais arrimée au flux
de slogans scandés en marques de lessive et d’anglicismes hashtagués à
la nanoseconde près. Et si Bernabé se fixe comme objectif – pleinement
atteint – de raconter ce patient « effacement de la question sociale »
dans les mémos d’une gauche devenue allergique à tout récit
émancipateur, c’est que le journaliste sait éminemment de quoi il parle.
Il a suffisamment observé les choses – comprendre : les glissements
idéologiques de ces dernières années et leurs implications matérielles –
et dispose d’un recul historique suffisamment ancré dans le réel pour
mesurer les auspices désastreux sous lesquels s’est rangée une partie de
la critique sociale. Il a aussi eu le temps d’établir les coordonnées
d’une partie du camp adverse : soit une certaine production
universitaire qui a fait son miel en stimulant ses pontifes et autres
doctorants en mal de sujets d’étude quant à l’édification sans cesse
plus boursouflée et byzantine des cultural studies et de leurs
multiples avatars. Avec quels résultats ! La notion de peuple n’étant
plus qu’un tropisme protofasciste et celle de classe sociale un vestige
globalisant pondu par quelque vieille barbe hétérocentrée, ne reste que
l’individu, idéalement discriminé et nu comme un ver, affilié au gré de
ses stigmates à d’autres mêmes que lui. Et c’est de ces alliances
(intersections), tout autant foisonnantes que farouchement
concurrentielles, que nous serions désormais en droit d’attendre et
atteindre non pas le grand soir, ni même un quelconque petit matin, mais
juste une espèce de stase libérale inclusive où tout un chacun aurait
loisir de laisser s’épanouir les multiples expressivités de sa dynamique
identité.
On ne va pas vous refaire l’historique, suffisamment documenté et critiqué dans les colonnes d’À contretemps,
de la déferlante postmoderne qui, au prétexte de donner voix aux
sans-voix, n’a su produire au fil des décennies que mise en rivalité de
segments populationnels assignés aux cases d’un « marché de la
diversité », pour reprendre les termes de Daniel Bernabé. De ce marché
de dupes, dans le jeu duquel les publicistes libéraux paradent en
promettant des gages à telle « minorité » tandis que le rouleau
compresseur techno-capitaliste dissout, pan par pan, les possibilités de
toute vie décente commune, l’auteur du Piège identitaire
souligne l’étrange porosité avec l’agenda néolibéral. Des révolutions
conservatrices des années 1980 (Thatcher, Reagan) aux troisièmes voix de
la décennie suivante (Blair, Schröder) et jusqu’aux épigones
estampillés « progressistes » des années 2000 (Obama, Macron), un
implacable continuum s’est déroulé au cours duquel les classes
dirigeantes ont patiemment défait le canevas des lois sociales arrachées
dans l’après-guerre et provoqué la ruine tant physique que symbolique
du monde ouvrier. Outre le fait d’être soudainement émiettés et
précarisés, les prolos subissaient jusqu’à une disparition symbolique du
champ social par la grâce d’une invisibilité médiatico-statistique.
Quant aux classes populaires dans leur ensemble, face à la détérioration
continue de leurs conditions de vie, elles finirent par se lasser des
sirènes des gauches gouvernementales. De toutes façons, au fil du temps,
ces gauches-là ne faisaient même plus semblant de s’adresser à elles,
toutes obnubilées qu’elles étaient à choyer leur nouveau public cible :
la fameuse classe moyenne. Soit, étymologiquement, celle des médiocres.
Un ventre mou, pris entre l’étau des classes possédantes et exploitées,
qui fut, à la manière du Canada Dry singeant d’une façon à la fois
inoffensive et insipide la bière, ontologiquement conçu comme un ersatz
de classe sociale. Comprendre : un agrégat d’individus, sans conscience
collective et encore moins historique, essentiellement mu, à la manière
d’un banc de méduses, par des courants qui s’imposent à lui. Quant à son
mode d’être, il lui fut entièrement dicté par cet esprit boutiquier
promu par la société de consommation. Parmi les étapes qui virent sa
lente édification, Daniel Bernabé rappelle à quel point le virage
néolibéral des années 1980 a joué dans sa consolidation : « Cette classe
moyenne était composée de personnes dépourvues de tout credo politique
explicite qui ne se reconnaissaient pas dans les catégories habituelles
de gauche et de droite. Ce qui ne signifiait pas qu’elles étaient
dépourvues d’idéologie, bien au contraire, puisqu’elles étaient animées
d’un puissant instinct individualiste. Ces populations au style de vie
imprégné de néolibéralisme étaient celles que les administrations Reagan
et Thatcher avaient élevées au rang de garde prétorienne électorale. »
Ce qu’explique avec un certain brio Bernabé, c’est qu’à partir du moment
où de discrets architectes de la chose publique ont distillé le poison
de la marchandise en tant que principal référent des mentalités d’une
époque, l’espace politique lui-même s’est trouvé réduit au rang de
« produit de consommation ».
S’il n’y a là rien de neuf sous le soleil d’une dénonciation de la
marchandisation tous azimuts de nos espaces vitaux, l’apport de l’auteur
tient en ce qu’il lie cette massive corruption de nos sociabilités à
l’éclosion et à l’inflation des modi operandi issus d’une matrice
postmoderne coupée de toute tradition de lutte et cherchant à faire
masse dans ses confrontations avec les classes possédantes. Chaussées
d’œillères – je ne vois que ce qui me concerne (et me rapporte) –, les
sphères militantes ainsi formatées se croisent, telles des pousseurs de
caddies dans les allées d’une galerie marchande, chacune remplissant sa
besace au gré des contributions (souvent symboliques) récupérées auprès
de telle enseigne politicarde. « Ainsi, bien que les inégalités
continuent d’augmenter d’année en année, les aspirations identitaires ne
se réalisent plus dans l’action collective, mais par la consommation de
biens tangibles, ou d’idées politiques – ce qui revient au même »,
résume froidement Bernabé. Une condition qui confine au tragique et à
l’absurde : la classe moyenne étant par définition un monde de
l’indifférenciation, ses acteurs n’ont d’autre choix pour exister
« individuellement » que de multiplier des affirmations, tantôt
égotiques tantôt claniques, poussant toujours plus loin les curseurs
d’une soi-disant singularisation alors qu’ils ne font que se conformer
aux usages consuméristes du marché de la diversité.
Arrêtons-nous sur ce terme de « diversité » qui revient de manière
récurrente sous la plume de Bernabé. L’auteur y voit une pièce maîtresse
permettant aux politiques néolibérales d’avancer leurs pions tout en
masquant habilement leurs intentions. Pour celles et ceux qui ont subi
les pubs Benetton des années 1980, le germe était tout entier contenu
dans ces images placides de mélange de « races ». Tandis que des
rigueurs budgétaires jetaient des familles entières dans la dèche, la
doxa progressiste vantait les promesses d’un horizon frelaté de
vivre-ensemble. De la lutte contre l’exploitation aux luttes contre les
discriminations, au fil des années et des alternances politiques, le pas
serait sans cesse franchi, étiquetant et disqualifiant toute voix
critique sous le néologisme bien commode d’une phobie de circonstance.
Pire : l’ode à la diversité ringardisait définitivement le vieux clivage
riche/pauvre consubstantiel à nos sociétés d’abondance (et de
maltraitance) puisque, de la même manière que nous nous partagions entre
gros et maigres, hétéros et homos, blancs et basanés, valides et
handicapés, le fait d’être riche ou pauvre n’était rien d’autre qu’une
déclinaison supplémentaire d’une société plurielle. Difficile dans ce
cadre de remettre en cause les principes d’une redistribution des
richesses inégalitaire, a fortiori quand un arrière-fond théologique justifiait l’obscène cohabitation entre les richards de la jet set et les cohortes de galériens comme relevant de la consécration divine d’une bien huilée méritocratie.
Introuvable « prolétariat de substitution »
« Bernabé facho, le peuple aura ta peau ! » : on entend déjà les
autoproclamés porte-voix des minorités menacer d’un poing vengeur le
journaliste espagnol. Et on ne peut que comprendre leur colère tant il
est vrai que son implacable démonstration les fait passer pour les
idiots utiles d’un Capital triomphant. Même si Bernabé est clair sur ses
positions, il y a fort à parier qu’il ne sera lu et entendu que par
celles et ceux ayant eu le même « flair » que lui : « Ce que j’affirme,
c’est que tant que ces luttes [contre les discriminations] laisseront
prise au marché de la diversité, tant qu’elles ne remettront pas en
cause le néolibéralisme et son fonctionnement dans toutes les sphères de
la vie quotidienne, elles seront généralement néfastes aussi bien à la
gauche elle-même qu’aux groupes concernés. Et ce sera la droite qui
tirera les marrons du feu. »
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