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dimanche 23 juillet 2023

Wokisme et psychologie collective

 Wokisme et psychologie collective

Daniel Sibony
mardi 6 juin 2023
par  LieuxCommuns
 

Article paru dans la revue Commentaire n°180, hiver 2022, pp. 879 - 884.

On écoutera, en regard, un entretien avec l’auteur : « L’Occident et sa culpabilité narcissique »

L’idée « woke » classe les gens par groupes, allant du groupe des plus opprimés (femmes, noires, prolétaires, homosexuelles, handicapées…) au groupe des plus oppresseurs (hommes, blancs, hétérosexuels avec de hauts revenus…). Le principe du classement est que, si des individus présentent un trait qui n’est pas valorisé dans le jeu social ou personnel, ils constituent un groupe, lequel est opprimé par ceux qui n’ont pas ce trait négatif. Si le trait en question est d’avoir de petits revenus, le groupe des gens qui ont ce trait est opprimé par celui des gros revenus ; si ce trait c’est d’être homosexuel, le groupe correspondant est opprimé par celui des hétérosexuels. De sorte qu’on dessine des ensembles comme dans les cours de maths pour débutants. L’intersection des ensembles à traits négatifs définit l’ensemble des plus opprimés, et l’intersection de leurs complémentaires l’ensemble des plus oppresseurs.

Le terme « intersectionnalité » a été introduit en 1989 par Kimberley Crenshaw, universitaire afro-américaine féministe. Cette logique binaire typique implique l’exclusion du tiers, a fortiori de l’entre-deux, c’est-à-dire de l’espace des interactions possibles entre deux traits opposés. Prenons pour exemples parmi tant d’autres, l’entre-deux entre riches et pauvres, entre-deux qui définit l’immense marché du travail ; celui entre homme femme qui anime toute l’humanité, ou entre l’Afrique et l’Europe. Ce classement woke parait simpliste d’autant qu’entre un groupe comme (femmes, homo, noires, à hauts revenus) et un groupe tel que (hommes, hétéros, blancs et pauvres), il est difficile de dire lequel est oppresseur pour l’autre [1]. En outre, dans un pays comme la France, être homo n’est pas un trait négatif, de même qu’être noir ; le trait homo, qui est la phobie du sexe opposé, n’est plus ni positif ni négatif. Mais outre ce caractère anhistorique, l’idée woke est surtout systématique et ensembliste : s’il y a un trait, il y a aussitôt deux ensembles : ceux qui ont ce trait et ceux qui ne l’ont pas. Or quand on met des gens dans des ensembles, on fait abstraction de tout ce qui les singularise, on les dépouille de tout désir, de toute subjectivité, pour ne retenir que leur nombre et quelques traits distinctifs, alors que les conduites humaines échappent à la théorie des ensembles, et la notion d’appartenance est bien plus riche que celle d’être élément d’un ensemble.

Cette pauvreté mathématique est déjà une alerte : même au niveau de cette science où les objets ne sont pas des êtres de chair, d’émotion et de pensée, il se révèle que ce ne sont pas vraiment les ensembles qui comptent mais les relations [2]. A fortiori dans le champ humain : les sujets sont chacun et d’abord la somme de leurs interventions dans les relations en cours, qui vont vers eux et qui partent d’eux. Ce sont elles qui révèlent la dynamique sous-jacente à chaque individu et qui l’expriment. Un ensemble de gens, cela ne dit rien ; ce qui compte ce sont les faisceaux de relations qu’il porte, les proximités qui se définissent à travers ces faisceaux (ou ces catégories de faisceaux, avec des interactions entre deux catégories.)

Or ici, cette pensée woke ne pose comme relation qu’une flèche contraignante qui fonce sur l’ensemble opprimé et qui provient de l’ensemble oppresseur. Elle la pose ou la suppose vu le classement qu’elle a en vue, autrement dit, si des gens ont un trait négatif, c’est que ceux qui ne l’ont pas le leur ont imposé. Elle ajoute ainsi une causalité massive allant des autres vers l’ensemble opprimé ; s’il y a des gens qui gagnent mal leur vie, c’est parce qu’il y a des gens qui la gagnent bien et qui sont donc coupables du fait que les autres la gagnent mal. Ce n’est pas tout à fait ce qu’on observe, outre que des gens, indépendamment de leur couleur, sexe, appartenance ou religion, peuvent mal gagner leur vie parce qu’ils sont névrosés, ou n’ont pas eu de chance, ou n’ont pas su la saisir ou pas eu envie de se battre, ou ont été plombés par des problèmes familiaux qui ne leur sont pas imposés par ceux qui n’ont pas ces problèmes. Pour prendre un cas limite, si les femmes portent les enfants dans leur ventre, ce n’est pas parce que les hommes les y obligent, sauf cas de forçage ou de viol. Certaines personnes peuvent être névrosézs mais exploiter leurs symptômes, par exemple obsessionnels, de manière productive et se retrouver à la tête de grands projets, avec des salaires énormes, tout en étant invivables pour leur entourage.

Le fait que le wokisme repose sur une logique binaire est intéressant car dans sa mouvance, il y a aussi le mouvement LGBTQ qui dénonce la binarité. Cela suggère que bien souvent, ceux qui souffrent d’un défaut qu’ils ne voient pas le dénoncent avec force chez les autres. Le wokisme est une logique binaire promue par des gens qui dénoncent le binaire.

En tout cas, la pensée woke qui met en avant la liberté individuelle, même celle de décider si on est homme ou femme, considère ceux d’en face comme un bloc de particules, un système qui, quelles que soient les intentions de ses membres, rayonne de l’hostilité (racisme, homophobie, colonialisme…) : l’adhésion de ces particules à tout l’ensemble ne fait pas question, bien qu’ils ne l’aient jamais signée ni déclarée. La pensée woke a signé pour elles, elle les a assignés là – elle qui par ailleurs, dans sa version LGBTQ, dénonce les assignations identitaires.

Oppresseurs et opprimés

Avançons dans cette logique : s’il y a un trait quelconque, c’est que le trait opposé définit un groupe hostile ; c’est un doublement binaire : le trait opposé définit un groupe, ce qui n’est pas évident, et ce groupe ne peut être qu’hostile, ce qui ne va pas de soi. Pourquoi le groupe des gens qui gagnent correctement leur vie ne peut-il qu’être hostile au groupe de ceux qui ont du mal à la gagner (à supposer que « mieux gagner sa vie » qu’un autre ce soit amasser plus d’argent que lui.) ?

Dans le langage woke, on dit « oppresseur » et « opprimé » : ceux qui gagnent mal leur vie sont opprimés, et cela ne peut être que par ceux qui la gagnent bien ; les femmes sont opprimées, c’est donc par les hommes qu’elles le sont. Les noirs sont opprimés, cela ne peut être que par les blancs. Toute l’Afrique, qui grouille d’oppressions entre noirs, en est un contre-exemple, mais admettons qu’il faille voir les choses au niveau planétaire (qui n’est pas tout à fait celui du vécu), et gardons l’idée-clé : si quelqu’un souffre, c’est qu’un autre le fait souffrir. Vision un peu persécutive, car après tout, de par sa subjectivité et la manière de s’y prendre, on se fait souvent souffrir tout seul, la cause extérieure étant lointaine ; on se fait payer des choses du passé qu’on a mal intégrées, bref on a des symptômes. Mais c’est ainsi : dans cette vision, les gens malades sont opprimés par ceux qui sont en bonne santé, les laids par les beaux, les imbéciles par ceux qui ne le sont pas, les vieux par les jeunes, ou l’inverse. Opprimés ou persécutés. Là commencent à poindre des traces de pensée magique ; il y a des régions du monde, même en France, où si quelqu’un tombe malade ou à des malheurs successifs, il va chez un désenvoûteur qui l’aide à découvrir celui qui lui veut du mal ; et il s’adonnera aux rituels nécessaires pour le contrer.

Cette idée-clé d la pensée woke témoigne d’un causalisme extrême, qui peut frôler le délire : s’il vous arrive un malheur, c’est qu’il y a une cause à cela, et c’est surtout qu’il y a quelqu’un derrière cette cause ; il y a même un groupe de gens qui actionne cette cause et la rend efficiente. [...]

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