Ecrit en décembre 2012
La Tiers-Mondialisation (6 - fin)
Récapitulatif :
Le dépassement de la crise :
Il faut restructurer les élites
La défaisance de l’appareil de contrainte néolibéral passe par une restructuration
des élites dominantes, politiques, économiques et administratives qui, dans une
large mesure, sont au service du capitalisme financiarisé[1].
Ces élites ont accumulé un capital
social qui est plus assis sur une base multinationale ou mondiale que
sur une base nationale. En ce sens, elles se caractérisent notamment par leur
extraversion, c’est-à-dire qu’elles sont impulsées de l’extérieur. Pour paraphraser
André Gunder Frank à propos de l’Amérique latine, il s’agit
d’une « bourgeoisie satellisée », d’une « lumpen
bourgeoisie[2] ». En attestent,
par exemple, les « nominations » en 2011, de deux anciens de la
banque Goldman Sachs : Mario Monti à la tête du gouvernement italien et de
Mario Draghi à la présidence de la Banque centrale européenne.
Au Nord, le comportement des élites tend à se
Tiers-mondialiser, c’est-à-dire à s’inscrire dans une dynamique globale de
prédation, souvent dénoncée dans les pays sous-développés et particulièrement
en Afrique. Les travaux des années 1980-1990, sur le néopatrimonialisme[3]
africain, peuvent fournir des clés d’analyse des processus à l’œuvre. En
Afrique, l’État repose sur la non dissociation des rôles politiques et économiques
et sur la confusion entre domaine public et domaine privé. Grâce à des
stratégies instrumentalisant le « straddling » c’est-à-dire le
chevauchement entre les sphères politiques et économiques, les élites
dominantes, telles des entrepreneurs, capitalisent le pouvoir politique et le
convertissent en pouvoir économique et vice versa. Cette dynamique est
cumulative et elle permet aux « big men[4] »
d’entretenir et de développer des réseaux clientélistes où la corruption est
bien présente. Mais, si les ressources
viennent à se tarir ou si elles ne sont pas judicieusement redistribuées, l’instabilité
menace et le risque est grand d’un dérapage du système vers la seule prédation
et l’usage de la force
uniquement pour se maintenir au pouvoir et en extraire tous les bénéfices
possibles[5].
De nombreuses composantes du néopatrimonialisme africain sont présentes dans
les pays du Nord où l’on observe, entre autres, la perméabilité croissante
entre les frontières du public et du privé et entre celles de la politique et
de l’économie.
La sortie
du processus de Tiers-mondialisation implique la restructuration des élites
car, comme l’écrivait Frank en 1971, « l’ennemi immédiat de la
libération nationale en Amérique latine est, tactiquement la bourgeoisie
elle-même, bien que stratégiquement, l’ennemi principal soit, indéniablement,
l’impérialisme[6] ». Pour ce faire, il est nécessaire de rendre obsolète le capital
social des élites dominantes et
de faire en sorte que leur restructuration se fasse au service de la République
dans l’honnêteté[7]
et la frugalité relative. On peut penser que cette démarche se heurtera à un
effet de cliquet important qui ne pourra, vraisemblablement, être dépassé sans
violence[8].
Mais la refondation est souvent à ce prix.
Et autocentrer le développement
pour une couverture effective des « coûts de l’homme »
Le dépassement de la crise actuelle – finale ? - du fordisme implique la
réorientation radicale du processus de développement. Dans cette optique, il
est possible de s’inspirer, d’une part, du programme du Conseil national de la
résistance[9]
et, d’autre part, des propositions émises, au cours des années 1960-1970 par
les théoriciens[10]
du développement du Tiers-monde, tout en considérant que les conditions
actuelles de l’environnement économique, social, écologique, politique et
humain sont loin d’être similaires.
À l’instar du flux et du reflux qui se succèdent, la solution impliquera
certainement une inversion des forces centrifuges caractéristiques de la
mondialisation néolibérale pour revenir à un développement plus autocentré,
plus relocalisé et plus humanisé. Cette démarche passe par la définition, sur
une base démocratique la plus large possible, d’un projet à long terme mobilisateur
et fédérateur. La philosophie dudit projet pourrait reprendre à son compte
l’objectif fixé par François Perroux au processus de développement : « assurer
la couverture des coûts de l’homme[11] ».
Pour cela, il sera notamment nécessaire de remettre en cause les échelles de
valeur actuellement imposées et d’en définir de nouvelles susceptibles de
permettre de libérer l’homme des
contingences matérielles, sans pour autant l’aliéner par
« l’obligation » d’une consommation quantitativement démesurée…
L’exploration de cette voie fera, je
l’espère, l’objet d’un prochain ouvrage. En attendant et à ce jour, décembre
2012, on vit le mythe de Sisyphe en matière de crise de l’euro et de l'Europe.
Bernard Conte –
décembre 2012.
[1] On peut parler de « crony
capitalism » c’est-à-dire le « capitalisme des copains ».
[2] André Gunder Frank, Lumpen
bourgeoisie et lumpen développement, Paris, Maspero, 1971.
[3] Cf. les travaux de Jean-François Médard.
[4] Selon Jean-François Médard, le big
man est un politicien entrepreneur.
[5] Dans ce cas on peut parler de néopatrimonialisme
prédateur. Cf. Daniel Bach et Mamoudou Gazibo (dirs), L’État
patrimonial : genèse et trajectoires contemporaines, Ottawa, Les
presses de l’Université d’Ottawa, 2011.
[6] André Gunder Frank, Lumpen
bourgeoisie et lumpen développement, op. cit. p. 135. On remplacera
bourgeoisie par élites et impérialisme par capitalisme financiarisé.
[7] Par exemple, on peut rappeler
l’honnêteté proverbiale du général de Gaulle qui, à l'Elysée, prenait à sa
charge les goûters de ses petits-enfants et veillait à bien séparer ce qui relevait
de sa consommation personnelle et ce qui se rapportait aux frais liés à la
gestion de l'État.
[8] Le renouvellement des élites suppose, en
général, l’arrivée d’un choc venant bouleverser l’édifice (révolution, guerre,
grave crise économique et sociale...) et faisant table rase du capital social
accumulé par les élites anciennes.
[9] Voir le texte du programme du CNR :
http://fr.wikisource.org/wiki/Programme_du_Conseil_national_de_la_R%C3%A9sistance
consulté le 19/01/2012.
[10] Par exemple, Samir Amin, François
Perroux…
[11] CF. François Perroux, L’économie du
XXe siècle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1961.
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