Le village des damnés
Cet article est la traduction du premier chapitre du livre de David MacGowan, Weird Scenes Inside The Canyon.
L'histoire étrange, mais néanmoins véridique, du Laurel Canyon et de la naissance de la génération hippie.
Avant qu'il ne devienne le Lizard King : l'amiral de l'U.S. Navy George Stephen Morrison et son fils,
James Douglas Morrison, sur le pont de l'USS Bon Homme, en janvier 1964
"There’s something happening here
What it is ain’t exactly clear"
"Je
crois que de nos jours, surtout aux States, vous devez être un
politicien ou un assassin ou quelque chose de ce genre pour devenir une
vraie superstar"
Jim Morrison
Joignez-vous à moi, si vous en avez le temps, pour une petite balade qui nous entraînera sur le chemin de la mémoire, en un temps, il y a de cela près de quatre décennies et demie, où l'Amérique avait pour la dernière fois envoyé des troupes en uniformes se battre pour imposer, au cours d'un conflit sanglant, la hmmm... « démocratie » à une nation souveraine.
Nous sommes dans la première semaine d'août 1964, et des navires de guerre américains sous le commandement de l'amiral de la Navy George Stephen Morrison ont prétendument subi une attaque lors d'une patrouille dans le Golfe du Tonkin, au Vietnam. Cet événement, baptisé « l'incident du Golfe du Tonkin », va entraîner l'adoption immédiate par le Congrès américain de la Résolution du Golfe du Tonkin, qui était, de toute évidence, préparée à l'avance. Cette résolution va rapidement entraîner l'immersion de l'Amérique dans le bourbier vietnamien. À la fin du conflit, plus de cinquante mille cadavres américains vont joncher les champs de bataille du Vietnam, du Laos et du Cambodge, aux côtés de millions de cadavres de sud-asiatiques.
Pour information, il apparaît que l'incident du Golfe du Tonkin diffère quelque peu des autres provocations supposées qui ont conduit ce pays à la guerre. Il ne s'agissait pas, comme nous l'avons vu à de nombreuses reprises, d'une opération « sous faux drapeau » (en d'autres termes, une opération lors de laquelle l'Oncle Sam s'attaque lui-même, puis pointe un index accusateur vers quelqu'un d'autre). Il ne s'agissait pas non plus d'une attaque délibérément provoquée, comme nous avons, là aussi, pu le constater à de nombreuses reprises par le passé. En réalité, le Golfe du Tonkin est une « attaque » qui n'a jamais eu lieu. Il est maintenant très largement admis, en dehors des cercles officiels, que l'incident a été entièrement inventé (il est en revanche tout à fait possible que l'intention des militaires américains était de provoquer une réponse défensive, qui aurait alors été présentée comme une attaque-surprise contre les navires américains. Les navires en question étaient en mission de collecte de renseignements, et se comportaient d'une façon très provocante. Il est tout à fait possible que, les forces vietnamiennes ne répliquant pas comme prévu, l'Oncle Sam ait décidé de se comporter comme si elles l'avaient tout de même fait).
Malgré tout, les USA allaient bombarder le Vietnam Nord aveuglément au début du mois de février 1965, et ce sans déclaration de guerre préalable ni raison valable pour entrer en guerre. Le mois de mars de la même année marquait le début de la tristement célèbre « Operation Rolling Thunder ». Au cours des trois années et demie suivantes, des millions de tonnes de bombes, de missiles, de roquettes, d'armes incendiaires et d'agents chimiques allaient être déversées sur le peuple vietnamien, au cours de ce qui ne peut être décrit autrement que comme l'un des pires crimes contre l'humanité jamais perpétré sur cette planète.
C'est également en mars 1965 que le premier soldat américain en uniforme posa officiellement le pied sur le sol vietnamien (bien que des unités des forces spéciales, présentées comme des « conseillers » et des « formateurs » s'y trouvaient depuis au moins quatre ans, et probablement depuis plus longtemps). Dès le mois d'avril 1965, 25 000 gamins américains en uniforme, dont la plupart étaient de grands adolescents à peine sortis du lycée, se retrouvaient à patauger dans les rizières du Vietnam. À la fin de l'année, le contingent américain se montait à 200 000 hommes.
Au même moment, en un autre endroit du monde, une nouvelle « scène » commence à prendre forme dans la ville de Los Angeles, en ces premiers mois de 1965. Des musiciens, des chanteurs et des compositeurs, comme mus par un joueur de flûte invisible, commencèrent à se rassembler dans une communauté isolée à la fois géographiquement et socialement, connue sous le nom de Laurel Canyon – une partie de L.A. fortement boisée, rustique et sereine mais néanmoins vaguement inquiétante, qui sépare le bassin de Los Angeles de la vallée de San Fernando. En quelques mois, le mouvement « hippie/flower child » prendra naissance en ce lieu, de même que le nouveau style musical qui va fournir la bande-son de la tumultueuse fin des années 60.
Un nombre troublant de superstars du rock vont émerger du Laurel Canyon entre le début des années 60 et le milieu des années 70. Les premiers à sortir un album seront le groupe The Byrds, dont la plus grande star s'avérera être David Crosby. Le premier titre du groupe, « Mr. Tambourine Man » sortit le jour du solstice d'été de 1965. Il sera rapidement suivi par le groupe dirigé par John Phillips, The Mamas and the Papas (« If You Can Believe Your Eyes and Ears » en janvier 1966), puis par Love et Arthur Lee (« Love » en mai 1966), Frank Zappa and the Mothers of Invention (« Freak out » en juin 1966), Buffalo Springfield avec Stephen Stills et Neil Young (« Buffalo Springfield » en octobre 1966), et The Doors (« The Doors » en janvier 1967).
L'un des premiers présents sur la scène de Laurel Canyon et du Sunset Strip fut l'énigmatique chanteur du groupe The Doors, Jim Morrison. Jim va très vite devenir l'une des figures les plus influentes, les plus iconiques, les plus encensées par la critique et les plus controversées à élire domicile à Laurel Canyon. Curieusement, l'auto-proclamé « Lizard King » aurait pu être célèbre d'une autre façon, bien qu'aucun de ses biographes n'ait jugé bon de mettre en relation ce point avec sa carrière ou sa mort prématurée: il s'avère qu'il est le fils de l'amiral George Stephen Morrison, que nous avons mentionné précédemment.
Ainsi donc, pendant que le père conspire activement pour fabriquer de toutes pièces un incident qui sera utilisé pour accélérer de façon décisive le déclenchement d'une guerre illégale, le fils prend position pour devenir l'une des icônes du mouvement « hippie »/anti-guerre. J'imagine que tout ceci n'a rien d'inhabituel. Après tout, le monde est petit, comme chacun sait. Et ce n'est pas comme si l'histoire de Jim Morrison était la seule dans ce genre.
The Doors
Au cours des premières années de son apogée, la figure tutélaire de Laurel Canyon était l'excentrique Frank Zappa. Bien que lui et les diverses versions de ses Mothers of Invention n'atteindront jamais le succès du fils de l'amiral, Frank sera une personnalité extraordinairement influente auprès de ses contemporains. Cloîtré dans une demeure nommée la « Log Cabin » [ndt: cabane en bois] – située en plein cœur du Laurel Canyon, au croisement du Laurel Canyon Boulevard et de la Lookout Mountain Avenue – Zappa deviendra l'hôte de virtuellement tous les musiciens qui passeront par le canyon dans la deuxième moitié des années 60. Il va aussi découvrir et faire signer de nombreux artistes de scène dans ses différents labels basés au Laurel Canyon. La plupart des performances de ces artistes mettait en scène des personnages étranges au passé trouble (en particulier Captain Beefheart et Larry « Wild Man » Fischer), mais certains d'entre eux, dont le rocker psychédélique et shock-rocker Alice Cooper, vont accéder au statut de superstar.
Zappa et certains membres de son important entourage (la « Log Cabin » était dirigée comme une communauté hippie avant l'heure, infestée de parasites qui occupaient les diverses chambres de la résidence principale et de la maison d'invités, ainsi que les étranges grottes et tunnels situés dans le sous-sol de la maison; bien loin de la petite propriété désuète que son nom semble impliquer, la « Log Cabin » était une propriété caverneuse de cinq étages, avec un salon de plus de 600 mètres carrés orné de trois chandeliers massifs et d'une énorme cheminée allant du sol au plafond) allaient aussi avoir une influence décisive dans la mise en place du look et de l'attitude qui allaient devenir la marque de fabrique de la contre-culture « hippie » (bien que l'équipe de Zappa préférât le label « Freak »). Malgré tout cela, Zappa (né, curieusement, le jour du solstice d'hiver de 1940) n'a jamais caché le fait qu'il n'éprouvait que du mépris pour la culture « hippie » qu'il avait contribué à créer, et qui constituait son entourage immédiat.
Sachant que Zappa était, d'après de nombreux témoignages, un maniaque du contrôle, autoritaire et rigide, ainsi qu'un fervent supporter des menées militaires américaines en Asie du Sud-Est, il n'est sans doute pas surprenant de constater qu'il n'éprouvait aucune affinité avec le mouvement qu'il avait contribué à former. Et on peut probablement dire sans grand risque de se tromper que le père de Frank n'estimait pas beaucoup le mouvement hippie des années 60 lui non plus, sachant que Francis Zappa était, au cas où vous l'ignoriez, un spécialiste de la guerre chimique en poste à l'Edgewood Arsenal, comme il se doit. Edgewood est, bien sûr, le centre américain de la recherche sur les armes chimiques, ainsi qu'un complexe fréquemment cité comme étant l'un des principaux centres du programme MK-ULTRA. Étrangement, Frank a littéralement été élevé à l'Edgewood Arsenal, ayant passé les sept premières années de son existence dans les quartiers militaires de cette base. La famille a ensuite déménagé à Lancaster, en Californie, près de la base Edwards de l'US Air Force, où Francis Zappa a continué à s'occuper en travaillant sur des dossiers classifiés pour le compte du complexe militaro-industriel. Pendant ce temps, son fils se préparait à devenir une icône du mouvement peace & love. Une fois de plus, j'imagine que tout ceci n'a rien d'inhabituel.
Frank Zappa and the Mothers of Invention
Au fait, le manager de Zappa est un personnage mystérieux du nom d'Herb
Cohen, qui a débarqué à L.A. en provenance du Bronx en compagnie de son
frère Mutt, juste avant que la scène musicale et les clubs locaux ne
commencent à monter en puissance. Cohen, un ancien U.S. Marine, a passé
quelques années à voyager à travers le monde avant son arrivée sur la
scène du Laurel Canyon. Étrangement, l'un de ses voyages l'amena au
Congo en 1961, au moment même où le premier ministre de gauche Patrice
Lumumba était torturé puis assassiné par notre CIA nationale. Pas
d'inquiétude à avoir cependant; d'après l'un des biographes de Zappa,
Cohen n'était pas au Congo pour y mener ce genre de mission malfaisante.
Non, il était là-bas pour livrer des armes à Lumumba « dans le
but de contrer la CIA », que vous le croyiez ou pas. Parce que,
voyez-vous, c'est le genre de choses que faisaient les ex-Marines
globe-trotters à cette époque (comme on va bientôt pouvoir le vérifier
en examinant le cas d'une autre figure marquante du Laurel Canyon).
Intéressons-nous à présent à l'autre moitié de la famille royale du Laurel Canyon, en la personne de Gail Zappa, la femme de Frank, précédemment connue sous le nom d'Adelaide Sloatman. Gail est issue d'une longue lignée d'officiers de marine, y compris son père, ce dernier ayant passé sa vie à travailler sur des recherches top-secret sur l'armement nucléaire pour le compte de l'U.S. Navy. Gail elle-même a occupé un poste de secrétaire à l'Office of Naval Research and Development (elle a aussi déclaré lors d'une interview qu'elle « avait entendu des voix toute [sa] vie »). De nombreuses années avant leur arrivée quasi-simultanée dans le Laurel Canyon, Gail avait fréquenté une maternelle de la Navy en compagnie de « Mr. Risin Mojo » en personne, Jim Morrison (il se raconte que, alors enfants, Gail a donné un coup de marteau sur la tête de Jim). Ce même Jim Morrison a par la suite étudié au lycée d'Alexandria en Virginie, tout comme deux autres célébrités du Laurel Canyon: John Phillips et Cass Elliott.
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