France : le dualisme des « saigneurs »
Le dualisme sociétal a longtemps été l’apanage du Tiers-monde. Il se caractérise notamment par la polarisation riches-pauvres de la société et la grande faiblesse de la classe moyenne. La dynamique néolibérale impose un ajustement structurel qui tend à généraliser au monde entier le dualisme des sociétés sous-développées. C’est ce que je nomme la Tiers-mondialisation de la planète.
Cette Tiers-mondialisation atteint maintenant les pays du Nord, dits développés, sans épargner le pays « central » : les États-Unis. Des auteurs, de plus en plus nombreux[ii], décrivent le phénomène à travers la désindustrialisation, la montée du chômage, la dégradation des services publics, l’euthanasie des classes moyennes, la paupérisation des masses, la trahison des élites… La manifestation la plus flagrante s’observe dans les villes qui, industrieuses au cours de la période des Trente glorieuses, déclinent depuis le début de la mondialisation néolibérale. Par exemple, des cités comme Détroit, autrefois fleuron de la construction automobile nord-américaine, en viennent à « ressembler aux enfers du Tiers-monde ».
La pandémie touche aussi l’Europe – Grèce, Portugal, Espagne, Irlande… - mais aussi notre pays : la France. Chez nous aussi, les pauvres deviennent plus nombreux et plus pauvres, les riches plus riches, la classe moyenne s’effiloche, amplifiant le dualisme de la société française. Le déséquilibre de la structure sociale est porteur d’instabilité et de conflits qui peuvent devenir violents comme en atteste l’expérience de certains pays du Tiers-monde.
La France est menacée, car elle est atteinte du syndrome de polarisation-dualisme-destruction des classes moyennes qui peut engendrer la tyrannie comme l’écrivait Aristote. Devant cette menace, la résistance doit s’organiser et réagir, mais aussi réfléchir à l’après.
La pauvreté s’étend et s’intensifie
« Le seuil de pauvreté monétaire est défini par convention à 60% du niveau de vie médian »[i], (c’est-à-dire 964 euros par mois en 2010). Selon cette définition[ii], entre 2005 et 2010, le nombre de pauvres (dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté) est passé de 7,766 à 8,617 millions, en hausse de 851 000 individus. Le taux de pauvreté s’est accru de 13,1% en 2005 à 13,5% en 2009 et à 14,1% en 2010. L’INSEE note qu’en 2010 « le taux de pauvreté s’élève à son plus haut niveau depuis 1997 »[iii].
Il y a aussi des pauvres parmi les pauvres. La France compte 2,1 millions de personnes vivant avec moins de 642 euros par mois, 3,6 millions de mal-logés et 3,5 millions de bénéficiaires de l’aide alimentaire[iv]. Comme le note un rapport du gouvernement, pour l’année 2010 : « les situations d’extrême pauvreté s’étendent depuis plusieurs années : la proportion de la population avec un niveau de vie inférieur à 50% du niveau de vie médian a augmenté de 0,7 point en deux ans, poursuivant une hausse entamée en 2003 ; la part de la population vivant avec moins de 40% du niveau de vie médian (642 euros en 2010) progresse depuis 2001 pour atteindre 3,5 % de la population française »[v].
La dynamique de paupérisation est ralentie par « le système sociofiscal [qui] joue très nettement un rôle d’amortisseur pour les ménages les plus modestes »[vi]. Mais ces amortisseurs sociaux, maigres vestiges de l’État providence, subissent depuis trente ans les coups de boutoir du néolibéralisme portés par les gouvernements successifs, quelle que soit leur « orientation » politique. L’accord national interprofessionel (ANI) représente la dernière en date de ces attaques. Il est évident que, dans un contexte de réduction des déficits[vii], le gouvernement n’aura de cesse de poursuivre la destruction des ruines de l’État providence.
Ainsi, la base de la pyramide sociale s’élargit et s’enfonce inexorablement dans les tréfonds de l’abîme de la misère. Par contre, comme dans un jeu à somme nulle - non plus « gagnant-gagnant », mais « gagnant-perdant » - les plus riches ne cessent de s’enrichir malgré la crise.
Pendant que le sommet de la pyramide sociale se détache« Si le niveau de vie baisse ou stagne en 2010 pour la majorité de la population, il se redresse dans le haut de la distribution. Le niveau de vie plancher des 5 %de personnes les plus aisées repart à la hausse (+ 1,3 % en euros constants [c.-à-d. corrigé de l’inflation]) après avoir stagné en 2009 (+ 0,2 %) »[viii].
Mais ce sont les « en haut d’en haut »[ix], ceux qui sont situés au sommet de la pyramide qui voient leur niveau de vie repartir franchement à la hausse en 2010, après avoir été ponctuellement impacté à la baisse en 2009. « Si le seuil plancher du dernier centième de la population augmente de 1,6 % en euros constants, ceux du dernier millième et du dernier dix millième augmentent bien plus, de respectivement 5,6 % et 11,3 % »[x]. En d’autres termes, en 2010, les 0,1% les plus riches ont vu leur revenu minimum (plancher) croître de 5,6% (environ 66 000 personnes), tandis que les 0,01 % les plus privilégiés parmi les plus riches (6 000 personnes environ) ont enregistré une augmentation de leur revenu minimum de 11,3%. Si l’on se réfère à la période 2004 – 2010, « les 0,01 % les plus riches ont vu leur revenu annuel (salaires et revenus du patrimoine compris) s’accroître de 32,3 %, soit de 178 900 euros (données avant impôts), passant de 556 100 à 735 000 euros : une augmentation équivalente à plus de treize années de Smic... Et encore, il s’agit de la frontière (revenu minimum) des 0,01 % et non du revenu moyen de cette tranche, encore bien supérieur... À noter tout de même qu’il s’agit de données avant imposition »[xi].
À titre d’exemple, la rémunération totale des dirigeants du CAC 40, options et actions comprises, a connu une hausse moyenne de 33% en 2010 et de 4% en 2011[xii] et ce, dans un contexte économique morose ne pouvant justifier un tel accroissement. Malgré l’austérité, cette tendance se poursuit. Par exemple, « les rémunérations des dirigeants des banques françaises sont reparties à la hausse en 2012 »[xiii].
La capacité de résilience à la crise de ceux que l’INSEE nomme les « plus aisés[xiv] » apparaît à la fois rapide et de grande ampleur. Dans ces conditions, l’extrême sommet de la pyramide semble se détacher du reste du corps dans une dynamique inexorable.
Le corps social s’étire, sa base s’enfonce et son sommet s’envole
Ce qui renforce les inégalités
« Plus personne ne peut contester la hausse des inégalités dans les années récentes. Principalement parce que les revenus des très riches se sont envolés. Avec retard et avec moins d’ampleur, la France suit le chemin emprunté par les Etats-Unis dès le milieu des années 1970 et la Grande-Bretagne quelques années après. Les baisses d’impôts effectuées depuis dix ans ont accompagné ce mouvement »[xv].
« Entre 2000 et 2010, le niveau de vie moyen annuel des 10 % les plus pauvres a progressé de 5,3 % soit 400 euros, une fois l’inflation déduite. Le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches a augmenté de 18,9 % soit 8 950 euros. L’écart relatif entre ces deux catégories a augmenté : en 2010, les plus modestes touchent 7 fois moins que les plus aisés, contre 6,3 fois en 2000. En valeur absolue, l’écart est passé de 39 700 euros en 2000 à 48 250 euros en 2010 »[xvi].
Depuis le déclenchement de la crise en 2008, le creusement des inégalités s’accélère. Par exemple, la valeur de l’indice de Gini est passée de 0,289 en 2008 à 0,290 en 2009 pour se fixer à hauteur de 0,299 en 2010[xvii].
Les trajectoires des extrêmes de la structure sociale divergent radicalement, ce qui a pour conséquence d’accroître les inégalités. Qu’en est-il du cœur de ladite structure, des classes moyennes ?
Alors que les classes moyennes se délitent
Définir les classes moyennes n’est pas une démarche aisée. Une définition générale, un brin provocatrice, pourrait être la suivante : les classes moyennes, en France, rassemblent les personnes qui contribuent à l’effort fiscal de façon « normale », qui sont trop « riches » pour percevoir des « aides » et trop « pauvres » pour défiscaliser.
Louis Chauvel propose « un cadastre des classes moyennes qui permet de comprendre les diversités et pluralités des groupes sociaux se reconnaissant dans cette appellation de « classes moyennes », plutôt que de suivre une approche réductionniste qui identifierait les classes moyennes aux seules Professions intermédiaires (PI) : techniciens, infirmières, instituteurs, catégories B de la fonction publique, contremaîtres, etc. et en exclurait les autres. Ici, « les » classes moyennes sont plurielles, avec plusieurs modalités : un haut et un bas, entre les Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) qui présentent une modalité évidente des « classes moyennes supérieures » et de l’autre les « classes moyennes inférieures » que sont les ouvriers intégrés et qualifiés tels que les cheminots et les conducteurs de la RATP, les plombiers salariés, les travailleurs d’EDF et de GDF, la fraction supérieure et qualifiée des employés tels que les agents de la Poste, les employés des services comptables »[xviii].
Pour Louis Chauvel, jusque dans les années 1980, les classes moyennes inférieures connaissaient une « dynamique collective de promotion sociale » (l’ascenseur social). Depuis, elles « font face à des difficultés croissantes ». Les classes moyennes intermédiaires ne sont pas « épargnées par les problèmes sociaux et économiques »[xix]. On peut penser que la crise actuelle, dont la violence ne s’est pas encore réellement manifestée en France, n’épargnera pas ceux qui se croient à l’abri du tsunami économique et social simplement parce qu’ils appartiennent aux classes moyennes supérieures.
Par l’extension planétaire de la mise en concurrence des individus, des entreprises, des institutions…, la mondialisation néolibérale impose un nivellement par le bas des conditions sociales. Ce faisant, elle provoque l’euthanasie des classes moyennes[xx] qui s’étaient beaucoup densifiées au cours des Trente glorieuses[xxi]. Ce faisant, le corps social se polarise, sa structure pyramidale stable se transforme en une sorte de sablier asymétrique à l’équilibre instable. Le dualisme sociétal, caractéristique du Tiers-monde, s’installe progressivement.
Ce qui déséquilibre la pyramide sociale et engendre des conflits
Le dualisme, généré par la paupérisation du grand nombre, par l’enrichissement indu d’une minorité et par la dégénérescence programmée des classes moyennes, menace la stabilité de l’édifice social. La structure se creuse en son milieu, s’élargit et s’approfondit à sa base, tandis que la cime ultime s’élance toujours plus haut. Un tel (édifice) arrangement ne peut perdurer, il finira par s’écrouler. Il est inconcevable que les acteurs majeurs, les « en haut d’en haut » n’aient pas conscience de cette issue fatale, mais la dynamique du système fondée sur l’accélération néolibérale - le toujours plus – ne peut être ralentie, encore moins stoppée.
Pourtant, dans ce domaine, l’expérience du Tiers-monde peut fournir un aperçu des scénarii possibles. En effet, après les « miracles » économiques, les programmes d’ajustement structurel néolibéraux ont imposé, à partir des années 1980, la réduction du périmètre de l’État, la privatisation, le libre-échange des biens et des capitaux, le pillage des rentes nationales… Ces programmes ont réduit drastiquement la taille du gâteau à répartir sur le plan domestique (la majeure part étant « exportée » via le remboursement de la dette, ou les profits réalisés par les « vautours » de la privatisation). Ils ont aussi détruit les embryons de classes moyennes qui s’étaient constitués au cours des « miracles »[xxii].
Avec la re-polarisation du corps social et le retour du dualisme, le mécontentement des nombreux laissés pour compte a grandi et les luttes pour le partage des dépouilles se sont progressivement radicalisées. Bien sûr, la plupart des gouvernements complices ont « divisé et opposé, pour imposer »[xxiii]. Cette démarche a pu être réalisée par des régimes « forts », mais elle a souvent dégénéré comme l’attestent les conflits menés par les « saigneurs de la guerre » du golfe de Guinée : Liberia, Sierra Leone, Guinée, Côte d’Ivoire… Quels enseignements dégager pour la France ?
La France est menacée
La France se Tiers-mondialise[xxiv] car elle est atteinte du syndrome de polarisation-dualisme-destruction des classes moyennes. Or, « ce sont les classes moyennes qui ont bâti l’économie française du XXème siècle ; elles en ont été les plus grandes bénéficiaires[xxv] », jusqu’à la fin des années 1970. Depuis, le laminage des classes moyennes n’a pas cessé, insidieux au début[xxvi], il s’est progressivement dévoilé au fur et à mesure de la diffusion de la vulgate néolibérale individualiste, de concurrence et de compétitivité impératives, dans le cadre de la mondialisation. Avec la crise actuelle, le phénomène devient patent.
Déjà, Aristote avait souligné l’importance des classes moyennes. Pour lui, « tout État renferme trois classes distinctes, les citoyens très riches, les citoyens très pauvres et les citoyens aisés, dont la position tient le milieu entre ces deux extrêmes. Puis donc que l'on convient que la modération et le milieu en toutes choses sont ce qu’il y a de mieux, il s’ensuit évidemment qu’en fait de fortunes, la moyenne propriété sera aussi la plus convenable de toutes »[xxvii]. Il poursuit : « il est évident que l'association politique est surtout la meilleure, quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne; les États bien administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d’elles séparément »[xxviii].
L’euthanasie des classes moyennes par le néolibéralisme (porté par l’ensemble des partis politiques qui se sont succédés au pouvoir depuis les années 1980), en renforçant le dualisme de la société française, présente un risque majeur : celui de la dissolution de la nation.
De plus, la porte s’ouvre à la « tyrannie ». « Partout où la fortune extrême est à côté de l’extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l’oligarchie pure, ou la tyrannie; la tyrannie sort du sein d’une démagogie effrénée, ou d’une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et des classes voisines de celles-là »[xxix].
Chez nous, dans un avenir proche, les classes moyennes, malgré tout encore vivaces, pourraient se tourner, lors des prochaines échéances électorales, vers des forces politiques qui se disent « hors système », mais qui, en réalité, sont instrumentalisées et pleinement intégrées au dit système, malgré une rhétorique de « rupture ». Cela pourrait générer de nouvelles configurations du type élections présidentielles de 2002 (Chirac – Le Pen au second tour) débouchant sur de nouveaux « quasi plébiscites » pour l’une des composantes de notre bipartisme de fait. Mais, cela ne résoudrait en aucun cas les problèmes de fond, ils seraient simplement, à nouveau, reportés dans le temps sans écarter l’éventualité de la survenance de la tyrannie.
En effet, depuis le début de la crise en 2008, l’accélération néolibérale, imposée sous la contrainte de la dette, intensifie la « guerre » économique[xxx] et sociale dont les « saigneurs » se cachent derrière des sigles : FMI, FED, BCE, S&P, MES, OMC… La consolidation de la dynamique de prédation du capitalisme financiarisé pourrait déboucher sur une sorte de tyrannie « douce » dans sa forme (c’est-à-dire bien « vendue » par le système médiatico-politique) mais « dure » dans sa réalité de paupérisation destructrice de la cohésion nationale.
Résistons et proposons !
Nous devons résister à cette guerre et à l’éventuelle tyrannie qui se profile. Dans un premier temps au moins, cette résistance doit s’exprimer sur une base nationale qui apparaît l’échelon le plus approprié. Cette résistance pourra, par exemple, se concrétiser par le dépôt de grains de sable dans les engrenages bien huilés du rouleau compresseur néolibéral.
Ce n’est pas la fin de l’histoire[xxxi], le système a des faiblesses qu’il faut exploiter. À l’instar des résistants de la deuxième guerre mondiale, nous devons mettre en commun nos savoirs et nos expériences pour mettre à bas l’éléphant aux pieds d’argile qu’est le capitalisme financiarisé.
Il s’agira ensuite de reconstruire. Un retour au fordisme de la production et de la consommation de masse des Trente glorieuses est impossible, ne serait-ce que pour des raisons écologiques. Il faut réorienter, de façon radicale, le processus de développement.
Dans cette optique, il est possible de s’inspirer, d’une part, du programme du Conseil national de la résistance[xxxii] et, d’autre part, des propositions émises, au cours des années 1960-1970 par les théoriciens[xxxiii] du développement du Tiers-monde, tout en considérant que les conditions actuelles de l’environnement économique, social, écologique, politique et humain sont loin d’être similaires.
Bernard CONTE
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[i] Cédric Houdré, Nathalie Missègue, Juliette Ponceau, Insee, Vue d’ensemble - Inégalités de niveau de vie et pauvreté, http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/REVPMEN13b_VE_pauvre.pdf p. 17.
La pandémie touche aussi l’Europe – Grèce, Portugal, Espagne, Irlande… - mais aussi notre pays : la France. Chez nous aussi, les pauvres deviennent plus nombreux et plus pauvres, les riches plus riches, la classe moyenne s’effiloche, amplifiant le dualisme de la société française. Le déséquilibre de la structure sociale est porteur d’instabilité et de conflits qui peuvent devenir violents comme en atteste l’expérience de certains pays du Tiers-monde.
La France est menacée, car elle est atteinte du syndrome de polarisation-dualisme-destruction des classes moyennes qui peut engendrer la tyrannie comme l’écrivait Aristote. Devant cette menace, la résistance doit s’organiser et réagir, mais aussi réfléchir à l’après.
La pauvreté s’étend et s’intensifie
« Le seuil de pauvreté monétaire est défini par convention à 60% du niveau de vie médian »[i], (c’est-à-dire 964 euros par mois en 2010). Selon cette définition[ii], entre 2005 et 2010, le nombre de pauvres (dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté) est passé de 7,766 à 8,617 millions, en hausse de 851 000 individus. Le taux de pauvreté s’est accru de 13,1% en 2005 à 13,5% en 2009 et à 14,1% en 2010. L’INSEE note qu’en 2010 « le taux de pauvreté s’élève à son plus haut niveau depuis 1997 »[iii].
Il y a aussi des pauvres parmi les pauvres. La France compte 2,1 millions de personnes vivant avec moins de 642 euros par mois, 3,6 millions de mal-logés et 3,5 millions de bénéficiaires de l’aide alimentaire[iv]. Comme le note un rapport du gouvernement, pour l’année 2010 : « les situations d’extrême pauvreté s’étendent depuis plusieurs années : la proportion de la population avec un niveau de vie inférieur à 50% du niveau de vie médian a augmenté de 0,7 point en deux ans, poursuivant une hausse entamée en 2003 ; la part de la population vivant avec moins de 40% du niveau de vie médian (642 euros en 2010) progresse depuis 2001 pour atteindre 3,5 % de la population française »[v].
La dynamique de paupérisation est ralentie par « le système sociofiscal [qui] joue très nettement un rôle d’amortisseur pour les ménages les plus modestes »[vi]. Mais ces amortisseurs sociaux, maigres vestiges de l’État providence, subissent depuis trente ans les coups de boutoir du néolibéralisme portés par les gouvernements successifs, quelle que soit leur « orientation » politique. L’accord national interprofessionel (ANI) représente la dernière en date de ces attaques. Il est évident que, dans un contexte de réduction des déficits[vii], le gouvernement n’aura de cesse de poursuivre la destruction des ruines de l’État providence.
Ainsi, la base de la pyramide sociale s’élargit et s’enfonce inexorablement dans les tréfonds de l’abîme de la misère. Par contre, comme dans un jeu à somme nulle - non plus « gagnant-gagnant », mais « gagnant-perdant » - les plus riches ne cessent de s’enrichir malgré la crise.
Pendant que le sommet de la pyramide sociale se détache« Si le niveau de vie baisse ou stagne en 2010 pour la majorité de la population, il se redresse dans le haut de la distribution. Le niveau de vie plancher des 5 %de personnes les plus aisées repart à la hausse (+ 1,3 % en euros constants [c.-à-d. corrigé de l’inflation]) après avoir stagné en 2009 (+ 0,2 %) »[viii].
Mais ce sont les « en haut d’en haut »[ix], ceux qui sont situés au sommet de la pyramide qui voient leur niveau de vie repartir franchement à la hausse en 2010, après avoir été ponctuellement impacté à la baisse en 2009. « Si le seuil plancher du dernier centième de la population augmente de 1,6 % en euros constants, ceux du dernier millième et du dernier dix millième augmentent bien plus, de respectivement 5,6 % et 11,3 % »[x]. En d’autres termes, en 2010, les 0,1% les plus riches ont vu leur revenu minimum (plancher) croître de 5,6% (environ 66 000 personnes), tandis que les 0,01 % les plus privilégiés parmi les plus riches (6 000 personnes environ) ont enregistré une augmentation de leur revenu minimum de 11,3%. Si l’on se réfère à la période 2004 – 2010, « les 0,01 % les plus riches ont vu leur revenu annuel (salaires et revenus du patrimoine compris) s’accroître de 32,3 %, soit de 178 900 euros (données avant impôts), passant de 556 100 à 735 000 euros : une augmentation équivalente à plus de treize années de Smic... Et encore, il s’agit de la frontière (revenu minimum) des 0,01 % et non du revenu moyen de cette tranche, encore bien supérieur... À noter tout de même qu’il s’agit de données avant imposition »[xi].
À titre d’exemple, la rémunération totale des dirigeants du CAC 40, options et actions comprises, a connu une hausse moyenne de 33% en 2010 et de 4% en 2011[xii] et ce, dans un contexte économique morose ne pouvant justifier un tel accroissement. Malgré l’austérité, cette tendance se poursuit. Par exemple, « les rémunérations des dirigeants des banques françaises sont reparties à la hausse en 2012 »[xiii].
La capacité de résilience à la crise de ceux que l’INSEE nomme les « plus aisés[xiv] » apparaît à la fois rapide et de grande ampleur. Dans ces conditions, l’extrême sommet de la pyramide semble se détacher du reste du corps dans une dynamique inexorable.
Le corps social s’étire, sa base s’enfonce et son sommet s’envole
Ce qui renforce les inégalités
« Plus personne ne peut contester la hausse des inégalités dans les années récentes. Principalement parce que les revenus des très riches se sont envolés. Avec retard et avec moins d’ampleur, la France suit le chemin emprunté par les Etats-Unis dès le milieu des années 1970 et la Grande-Bretagne quelques années après. Les baisses d’impôts effectuées depuis dix ans ont accompagné ce mouvement »[xv].
« Entre 2000 et 2010, le niveau de vie moyen annuel des 10 % les plus pauvres a progressé de 5,3 % soit 400 euros, une fois l’inflation déduite. Le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches a augmenté de 18,9 % soit 8 950 euros. L’écart relatif entre ces deux catégories a augmenté : en 2010, les plus modestes touchent 7 fois moins que les plus aisés, contre 6,3 fois en 2000. En valeur absolue, l’écart est passé de 39 700 euros en 2000 à 48 250 euros en 2010 »[xvi].
Depuis le déclenchement de la crise en 2008, le creusement des inégalités s’accélère. Par exemple, la valeur de l’indice de Gini est passée de 0,289 en 2008 à 0,290 en 2009 pour se fixer à hauteur de 0,299 en 2010[xvii].
Les trajectoires des extrêmes de la structure sociale divergent radicalement, ce qui a pour conséquence d’accroître les inégalités. Qu’en est-il du cœur de ladite structure, des classes moyennes ?
Alors que les classes moyennes se délitent
Définir les classes moyennes n’est pas une démarche aisée. Une définition générale, un brin provocatrice, pourrait être la suivante : les classes moyennes, en France, rassemblent les personnes qui contribuent à l’effort fiscal de façon « normale », qui sont trop « riches » pour percevoir des « aides » et trop « pauvres » pour défiscaliser.
Louis Chauvel propose « un cadastre des classes moyennes qui permet de comprendre les diversités et pluralités des groupes sociaux se reconnaissant dans cette appellation de « classes moyennes », plutôt que de suivre une approche réductionniste qui identifierait les classes moyennes aux seules Professions intermédiaires (PI) : techniciens, infirmières, instituteurs, catégories B de la fonction publique, contremaîtres, etc. et en exclurait les autres. Ici, « les » classes moyennes sont plurielles, avec plusieurs modalités : un haut et un bas, entre les Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) qui présentent une modalité évidente des « classes moyennes supérieures » et de l’autre les « classes moyennes inférieures » que sont les ouvriers intégrés et qualifiés tels que les cheminots et les conducteurs de la RATP, les plombiers salariés, les travailleurs d’EDF et de GDF, la fraction supérieure et qualifiée des employés tels que les agents de la Poste, les employés des services comptables »[xviii].
Pour Louis Chauvel, jusque dans les années 1980, les classes moyennes inférieures connaissaient une « dynamique collective de promotion sociale » (l’ascenseur social). Depuis, elles « font face à des difficultés croissantes ». Les classes moyennes intermédiaires ne sont pas « épargnées par les problèmes sociaux et économiques »[xix]. On peut penser que la crise actuelle, dont la violence ne s’est pas encore réellement manifestée en France, n’épargnera pas ceux qui se croient à l’abri du tsunami économique et social simplement parce qu’ils appartiennent aux classes moyennes supérieures.
Par l’extension planétaire de la mise en concurrence des individus, des entreprises, des institutions…, la mondialisation néolibérale impose un nivellement par le bas des conditions sociales. Ce faisant, elle provoque l’euthanasie des classes moyennes[xx] qui s’étaient beaucoup densifiées au cours des Trente glorieuses[xxi]. Ce faisant, le corps social se polarise, sa structure pyramidale stable se transforme en une sorte de sablier asymétrique à l’équilibre instable. Le dualisme sociétal, caractéristique du Tiers-monde, s’installe progressivement.
Ce qui déséquilibre la pyramide sociale et engendre des conflits
Le dualisme, généré par la paupérisation du grand nombre, par l’enrichissement indu d’une minorité et par la dégénérescence programmée des classes moyennes, menace la stabilité de l’édifice social. La structure se creuse en son milieu, s’élargit et s’approfondit à sa base, tandis que la cime ultime s’élance toujours plus haut. Un tel (édifice) arrangement ne peut perdurer, il finira par s’écrouler. Il est inconcevable que les acteurs majeurs, les « en haut d’en haut » n’aient pas conscience de cette issue fatale, mais la dynamique du système fondée sur l’accélération néolibérale - le toujours plus – ne peut être ralentie, encore moins stoppée.
Pourtant, dans ce domaine, l’expérience du Tiers-monde peut fournir un aperçu des scénarii possibles. En effet, après les « miracles » économiques, les programmes d’ajustement structurel néolibéraux ont imposé, à partir des années 1980, la réduction du périmètre de l’État, la privatisation, le libre-échange des biens et des capitaux, le pillage des rentes nationales… Ces programmes ont réduit drastiquement la taille du gâteau à répartir sur le plan domestique (la majeure part étant « exportée » via le remboursement de la dette, ou les profits réalisés par les « vautours » de la privatisation). Ils ont aussi détruit les embryons de classes moyennes qui s’étaient constitués au cours des « miracles »[xxii].
Avec la re-polarisation du corps social et le retour du dualisme, le mécontentement des nombreux laissés pour compte a grandi et les luttes pour le partage des dépouilles se sont progressivement radicalisées. Bien sûr, la plupart des gouvernements complices ont « divisé et opposé, pour imposer »[xxiii]. Cette démarche a pu être réalisée par des régimes « forts », mais elle a souvent dégénéré comme l’attestent les conflits menés par les « saigneurs de la guerre » du golfe de Guinée : Liberia, Sierra Leone, Guinée, Côte d’Ivoire… Quels enseignements dégager pour la France ?
La France est menacée
La France se Tiers-mondialise[xxiv] car elle est atteinte du syndrome de polarisation-dualisme-destruction des classes moyennes. Or, « ce sont les classes moyennes qui ont bâti l’économie française du XXème siècle ; elles en ont été les plus grandes bénéficiaires[xxv] », jusqu’à la fin des années 1970. Depuis, le laminage des classes moyennes n’a pas cessé, insidieux au début[xxvi], il s’est progressivement dévoilé au fur et à mesure de la diffusion de la vulgate néolibérale individualiste, de concurrence et de compétitivité impératives, dans le cadre de la mondialisation. Avec la crise actuelle, le phénomène devient patent.
Déjà, Aristote avait souligné l’importance des classes moyennes. Pour lui, « tout État renferme trois classes distinctes, les citoyens très riches, les citoyens très pauvres et les citoyens aisés, dont la position tient le milieu entre ces deux extrêmes. Puis donc que l'on convient que la modération et le milieu en toutes choses sont ce qu’il y a de mieux, il s’ensuit évidemment qu’en fait de fortunes, la moyenne propriété sera aussi la plus convenable de toutes »[xxvii]. Il poursuit : « il est évident que l'association politique est surtout la meilleure, quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne; les États bien administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d’elles séparément »[xxviii].
L’euthanasie des classes moyennes par le néolibéralisme (porté par l’ensemble des partis politiques qui se sont succédés au pouvoir depuis les années 1980), en renforçant le dualisme de la société française, présente un risque majeur : celui de la dissolution de la nation.
De plus, la porte s’ouvre à la « tyrannie ». « Partout où la fortune extrême est à côté de l’extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l’oligarchie pure, ou la tyrannie; la tyrannie sort du sein d’une démagogie effrénée, ou d’une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et des classes voisines de celles-là »[xxix].
Chez nous, dans un avenir proche, les classes moyennes, malgré tout encore vivaces, pourraient se tourner, lors des prochaines échéances électorales, vers des forces politiques qui se disent « hors système », mais qui, en réalité, sont instrumentalisées et pleinement intégrées au dit système, malgré une rhétorique de « rupture ». Cela pourrait générer de nouvelles configurations du type élections présidentielles de 2002 (Chirac – Le Pen au second tour) débouchant sur de nouveaux « quasi plébiscites » pour l’une des composantes de notre bipartisme de fait. Mais, cela ne résoudrait en aucun cas les problèmes de fond, ils seraient simplement, à nouveau, reportés dans le temps sans écarter l’éventualité de la survenance de la tyrannie.
En effet, depuis le début de la crise en 2008, l’accélération néolibérale, imposée sous la contrainte de la dette, intensifie la « guerre » économique[xxx] et sociale dont les « saigneurs » se cachent derrière des sigles : FMI, FED, BCE, S&P, MES, OMC… La consolidation de la dynamique de prédation du capitalisme financiarisé pourrait déboucher sur une sorte de tyrannie « douce » dans sa forme (c’est-à-dire bien « vendue » par le système médiatico-politique) mais « dure » dans sa réalité de paupérisation destructrice de la cohésion nationale.
Résistons et proposons !
Nous devons résister à cette guerre et à l’éventuelle tyrannie qui se profile. Dans un premier temps au moins, cette résistance doit s’exprimer sur une base nationale qui apparaît l’échelon le plus approprié. Cette résistance pourra, par exemple, se concrétiser par le dépôt de grains de sable dans les engrenages bien huilés du rouleau compresseur néolibéral.
Ce n’est pas la fin de l’histoire[xxxi], le système a des faiblesses qu’il faut exploiter. À l’instar des résistants de la deuxième guerre mondiale, nous devons mettre en commun nos savoirs et nos expériences pour mettre à bas l’éléphant aux pieds d’argile qu’est le capitalisme financiarisé.
Il s’agira ensuite de reconstruire. Un retour au fordisme de la production et de la consommation de masse des Trente glorieuses est impossible, ne serait-ce que pour des raisons écologiques. Il faut réorienter, de façon radicale, le processus de développement.
Dans cette optique, il est possible de s’inspirer, d’une part, du programme du Conseil national de la résistance[xxxii] et, d’autre part, des propositions émises, au cours des années 1960-1970 par les théoriciens[xxxiii] du développement du Tiers-monde, tout en considérant que les conditions actuelles de l’environnement économique, social, écologique, politique et humain sont loin d’être similaires.
Bernard CONTE
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[i] Cédric Houdré, Nathalie Missègue, Juliette Ponceau, Insee, Vue d’ensemble - Inégalités de niveau de vie et pauvreté, http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/REVPMEN13b_VE_pauvre.pdf p. 17.
[ii] Un individu
est considéré comme pauvre quand son niveau de vie (après impôts et prestations
sociales) est inférieur au seuil de pauvreté.
[iii] Cédric Houdré… op. cit. p. 18.
[vii] « Le retour à
l’équilibre des comptes sociaux est indispensable », écrit la Cour des comptes, La situation et les perspectives des finances
publiques, juillet 2012, p.130.
http://www.ccomptes.fr/content/download/44948/776337/version/2/file/rapport_situation_perspectives_finances_publiques_2012.pdf
[viii] Cédric Houdré… op. cit. p. 14.
[ix] Expression africaine.
[x] Cédric Houdré… op. cit. p. 15.
[xiii] Titre d’un article dans Les Echos du 30 avril 2013.
[xiv] « Les « plus aisés » sont les 0,01 % de personnes aux plus hauts revenus
déclarés par unité de consommation (UC) (au moins 735 500 euros en 2010) »,
Cédric Houdré… op. cit. p. 14-15.
[xvii]
Cédric
Houdré… op. cit. p. 10. Plus la valeur de l’indice de Gini est forte (0
[xviii]
Louis Chauvel, Les raisons de la peur : Les
classes moyennes sont-elles protégées de la crise ? OFCE, Les Notes, N° 18 / 26 avril 2012, p. 3.
[xix] Idem, p. 3-4.
[xx] Bernard Conte, « Néolibéralisme et
euthanasie des classes moyennes », Mecanopolis, 13/10/2010, http://www.mecanopolis.org/?p=20157
[xxi] Voir : Xavier Théry, « Comment
les classes moyennes ont divorcé des élites », 27/09/2009, http://www.marianne.net/Comment-les-classes-moyennes-ont-divorce-des-elites_a182194.html
[xxii] Bernard Conte, « Néolibéralisme et euthanasie
des classes moyennes », art ; cit.
[xxiii] Bernard Conte, « La Grèce préfigure
la Tiers-mondialisation de l’Europe », http://www.comite-valmy.org/spip.php?article767
[xxiv] Bernard Conte, «La France se
Tiers-mondialise ? », http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/la-france-se-tiers-mondialise-132575
[xxvi] Sur la période 1979 – 2009, le revenu
moyen des classes moyennes a progressé de 40%, celui des « bas
revenus » de 47% et celui des « hauts revenus » de 53%. Cf.
Credoc, Les classes moyennes en Europe,
http://www.credoc.fr/pdf/Rech/C282.pdf
[xxviii] Ibidem.
[xxix] Ibidem.
[xxx] Michael Hudson, « Reniements
européens : la prise de pouvoir par la finance », ContreInfo.info,
http://contreinfo.info/article.php3?id_article=3140
[xxxi] Cf. Francis Fukuyama.
[xxxii] Voir le texte du programme du CNR :
http://fr.wikisource.org/wiki/Programme_du_Conseil_national_de_la_R%C3%A9sistance
[xxxiii] Par exemple, Samir Amin, François
Perroux…
"Faire vivre la politique et non pas faire de la politique pour en vivre"...
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